L’échappée – Épisode 7 : Le visage effacé

Photo by: Jp Valery

Les épisodes précédents, c’est par ici :

– Épisode 1

– Épisode 2

– Épisode 3

– Épisode 4

 Épisode 5

– Épisode 6


A Paris, dans le présent, le temps jouait contre elle, et les militaires allaient s’emparer de la machine quantique. Mais elle sentait qu’elle pouvait en apprendre encore davantage. Dix minutes de plus ?

« Julia va me tuer », pensa Zoé en rangeant son téléphone dans la poche de son jean. D’un pas mal assuré, elle avança sur la place en direction du chevalier, tout en restant à distance respectable. Il paraissait tourmenté.

La nuit était désormais tombée. Une patrouille de gardes, flambeaux en mains, passa à l’angle de la rue. Le halo lumineux fit danser les ombres sur les façades avant de disparaitre. Quelque part, derrière un volet en bois, une femme toussa.

Perceval restait silencieux, dans le noir. Personne ne l’avait suivi lorsqu’il était sorti. Personne ne lui avait reproché son geste. Personne n’accordait la moindre importance à ce qui venait de se produire. On ne s’étonnait plus de rien : ni de la maladie, ni de la guerre, ni de la mort ; encore moins d’un noble déchu cherchant querelle dans une mauvaise taverne.

Zoé piétinait dans la neige. Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle attendait. Un signe, un indice ? Le chevalier, immobile, restait droit comme un i. Pendant un instant, elle se dit qu’il avait peut être fait un AVC ou un malaise. Elle s’imagina à une formation aux premiers secours, en train de raconter son vécu : « j’ai noté que le chevalier n’arrivait plus à parler, mon premier réflexe a été de lui retirer sa cotte-de-plaques pour l’aider à respirer avant de le mettre en position latérale de sécurité ». « C’est pas mal », répondrait probablement le formateur, « mais il faudra quand même que tu lèves un peu le pied sur la boisson, Zoé ». La jeune femme secoua la tête : il fallait qu’elle se concentre.

Le chevalier sortit soudain son épée du fourreau et la tendit droit devant lui. Zoé put apercevoir la lame, très bien entretenue. La garde et le pommeau, en revanche, paraissaient usés et abîmés par les coups ennemis.

Perceval entama deux ou trois passes d’armes dans le vide. Le spectacle avait quelque chose d’à la fois poétique et pathétique. C’était le spectacle d’un chevalier en armes qui pourfendait l’air – et l’air sifflait, tremblait, esquivait difficilement chacun des coups que Perceval de Castellane lui portait. Une bataille sans issue, sans vainqueur, puisque l’air fourbe reculait, avançait, contournait, mais jamais n’attaquait. Captivée par la scène, Zoé s’attendait à chaque instant à voir l’invisible pourfendu par l’impossible. Voyait-il des hordes ennemies s’abattre sur lui ? Avait-il perdu la raison ? Leurs regards se croisèrent brièvement. Elle lut dans ses yeux une colère totale, une colère contre tout : sa famille, son pays, les rois et les reines, les gueux et les clercs, la peste et la guerre, son Dieu et les Dieux des autres ; son époque, celle d’hier et celle de demain. Une colère qui transcendait les âges, qui se battait contre la condition humaine. De la pointe et du tranchant de l’épée, il détruisait tout, dans une folie exutoire et libératrice. Sa danse mortelle l’emmena jusqu’à la fontaine sur laquelle il abattit son épée de toutes ses forces. La lame d’acier rebondit violemment sur la pierre et s’émoussa. De rage, le chevalier la jeta au sol et tomba à genoux, épuisé.

L’orage était passé. Le froid, qui devait désormais engourdir ses jambes prises dans la neige, ne semblait pas l’atteindre. Il resta ainsi de longues secondes, tête baissée, reprenant son souffle. Lorsqu’il fût calmé, il soupira :

− Drôle de monde, où l’on brûle les innocents pour des puits qu’ils n’ont pas empoisonnés.

Il racla machinalement la neige du bout de ses doigts, et reprit :

− Vous êtes toujours là, je le sais. Vous m’observez. Vous devez nous juger, moi, les autres. Êtes-vous un saint ? Avez-vous été mortel ? Si c’est le cas, vous devez nous comprendre. Votre époque ne devait pas être beaucoup plus facile que la nôtre.

− On brûle quand même moins de gens, rétorqua Zoé à haute voix.

Elle consulta son téléphone. « Encore trois minutes, juste trois minutes », se dit-elle.

− Sincèrement, je ne sais pas où nous avons échoué. Tout était pourtant bien ordonné. Les nobles guerroyaient pour protéger les paysans, les paysans cultivaient pour nourrir le peuple, et le clergé s’occupait du salut de nos âmes. L’été était chaud et l’hiver, doux. Qui a-t-on courroucé ? J’aurais aimé croire que les sarrasins nous avaient joué des tours, mais les voilà qui meurent comme nous.

Zoé avait sorti son carnet et essayait de noter des mots clefs à la va-vite pour ne rien oublier de ce qu’il disait. Le vent glacial souleva une de ses mèches de cheveux. Un vent étrange, un vent du passé. Il souffla sur son visage et, bizarrement, sur le cours de ses pensées. Une bouffé de nostalgie s’empara d’elle, sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi. Les battements de son cœur s’accélérèrent, elle cessa de prendre des notes. Etait-elle en train de faire une crise d’asthme ? L’archéologue s’accroupit un instant pour retrouver son souffle. Une image d’elle, enfant, effleura son esprit. Un moment de pur bonheur. Puis, le vent retomba, et le souvenir s’estompa.

« Qu’est-ce que c’était ? », s’inquiéta intérieurement Zoé. L’expérience troublante n’avait rien de naturel. Un frisson prémonitoire lui parcourut l’échine : quelque chose ne tournait pas rond. Elle se redressa pour conjurer ce ressenti, mais à la vue du chevalier elle ne put retenir un cri de stupeur.

Les traits du chevalier avaient perdu en netteté. Ce n’était pas qu’une question de luminosité : son visage, ses yeux, son corps, étaient devenus grossiers. Zoé eut l’impression d’être coincée dans une mauvaise vidéo youtube. D’inquiétants pixels brouillaient désormais l’image… et le son. La voix du chevalier crépita :

− Je ne sais pas ce dont j’ai le plus peur…

Zoé ne perdit pas une seconde. Elle rangea précipitamment le carnet dans son sac et l’enfila sur son dos.

− … de la maladie ?, poursuivit le chevalier en levant la tête vers le ciel.

La jeune femme se précipita en direction des portes de la ville.

− … ou des Hommes ?, conclut Perceval, tandis que son visage disparaissait.

***

Lorsqu’elle passa à travers les portes de la ville, elle ressentit une légère résistance à son mouvement, comme si elle passait à travers une cascade. « Un bug dans un mauvais jeu vidéo aurait fait le même effet », se dit Zoé. Elle continua à courir en direction de la forêt par où elle était arrivée non sans souffrir physiquement : elle n’avait pas fait de sport depuis le début du confinement.

Un point de côté la prit tandis qu’elle dépassait la masure qu’elle avait failli visiter à l’aller. Elle trébucha, et pendant un instant son pied sembla traverser le sol. Elle commençait à sérieusement paniquer et sortit son téléphone pour regarder l’heure. Vingt minutes. Elle aurait dû être au point d’arrivée depuis vingt minutes.

Le vent souffla, charriant avec lui l’odeur d’un gâteau sortant du four. Pas n’importe quel gâteau : le fondant au chocolat que cuisinait son père quand elle était petite. Elle se laissa porter un instant par ce souvenir plaisant, avant de se ressaisir : quelque chose n’allait pas. Son plongeon n’avait que trop duré, il fallait qu’elle rentre de toute urgence.

Zoé reprit sa course en petites foulées. Le chemin du retour lui parut plus long qu’à l’aller. De nuit, la forêt avait des allures lugubres. Elle décida d’allumer le flash de son téléphone pour s’orienter, mais la lumière n’éclairait pas à un mètre. Les photons restaient coincés autour d’elle. C’était tout juste si elle pouvait voir où elle mettait les pieds. « C’est idiot », conclut-elle, « il vaut mieux que je laisse mes yeux s’habituer à l’obscurité, je verrai un peu mieux ».

Son flash s’éteignit de lui-même. Etonnée, Zoé essaya de le rallumer. Plus de batterie. Le froid avait fait passer la jauge de 25 à 0% en un instant.

− Non-non-non-non-non-non-non…

Elle tremblait en essayant vainement de rallumer son téléphone. Comment regarder les photos du lieu d’arrivée sans batterie ? Elle avança sur le chemin, au hasard, tandis que ses yeux s’habituaient lentement à la nuit noire. Elle savait qu’elle avait atterri sur la gauche, mais elle ne reconnaissait rien. Les arbres se ressemblaient tous. Une bestiole sauta dans un buisson sur sa droite. Zoé tremblait.

Elle s’arrêta et ferma les yeux. Paniquer ne servirait à rien. Elle inspira un grand coup, s’étira, et relâcha la tension qui lui bloquait le cou. Puis elle leva la tête, rouvrit les yeux, et fût subjuguée par la beauté du ciel nocturne. Aucune pollution lumineuse ne venait concurrencer la Voie Lactée. Cette vision familière la rassura un peu. Quelques centaines de révolutions autour du Soleil séparaient la jeune femme de son époque, mais la planète restait la même. Une goutte d’eau dans le cours impétueux du temps.

Cette pause lui permit de se ressaisir.

− Les batteries portables !, s’exclama-t-elle soudain en retirant son sac à dos.

Elle se remercia intérieurement d’être repassée par son appartement avant de suivre Sana, et brancha une des batteries au téléphone. Elle put rapidement l’allumer et consulter la dizaine de photos qu’elle avait prise à son arrivée : un endroit où la densité d’arbres était plus faible. Un chêne tordu près du sentier. Un mur en pierres sèches dans un coude du chemin.

Elle repartit d’un pas soutenu, guettant le moindre signe reconnaissable. Le vent de souvenirs se levait à intervalles réguliers, ce qui ne l’aidait pas à se concentrer. Des odeurs, des images, des musiques de son enfance. Elle essayait de chasser l’incongruité de cette sensation pour ne pas complètement se perdre. Les contours des arbres devenaient flous, eux-aussi. Le temps filait sans elle.

Zoé eut l’idée d’allumer l’oreillette qu’elle avait retirée peu après son arrivée. Un brouillard de parasites l’accueillit lorsqu’elle l’alluma. Désormais, elle pourrait s’orienter grâce à la voix de Julia si elle s’approchait de la zone de plongeon.

− Julia si tu m’entends ? Réponds-moi s’il te plait.

Le chemin n’en finissait pas. Le mur en pierres sèches demeurait introuvable.

− Julia s’il te plait.

Grésillements. Silence radio. Une chouette hulula et fit sursauter la jeune femme. La peur commençait à reprendre le dessus.

− Julia !, cria-t-elle de désespoir.

Le grésillement connut un raté : le sursaut du son qui se fraye un chemin à travers les parasites de la fréquence. Un message d’espoir tout droit venu de 2020. Zoé courut de plus belle en s’écriant :

− Julia ! Julia est-ce que tu m’entends ? J’arrive Julia, je rentre.

Le sursaut se mua en syllabes inintelligibles, en voix saccadée. Et soudain, le voilà.

− Le mur en pierres sèches ! Ce foutu mur ! Et l’arbre derrière !

− … tu… allô… Zoé…

− Je t’entends Julia, je suis là, continua Zoé en sortant du chemin.

Elle n’avait jamais été aussi heureuse d’entendre la voix de quelqu’un.

− Zoé… Zoé ! Bon sang mais qu’est-ce que tu fichais ? T’as une demi-heure de retard au chrono, qu’est-ce que t’avais pas compris dans la phrase « grouille toi tu n’as que cinquante minutes » ?.

− Ramène-moi !

− Et désagréable en plus ! Je me suis fait un sang d’encre, t’en as conscience ? Un plongeon d’une heure et demi, sans nouvelles !

Zoé reconnaissait les lieux à présent. Ses yeux s’étaient bien habitués à l’obscurité. La luminosité blafarde des étoiles éclairait timidement les sous-bois. Tout autour d’elle, l’air vibrait. Elle entendit Julia pianoter sur son clavier.

− Ok, t’es prête ? Je te préviens ce sera pas une partie de plaisir cette fois.

− Je peux encaisser.

− Ça on verra, répondit Julia.  Éteins ton téléphone. Ah, et tu devrais t’attacher les cheveux.

Zoé sortit un élastique de sa poche de jean et s’exécuta.

− Allez, dis bye-bye au Moyen-Âge ! Si en rentrant tu croises une voiture jaune, pas la peine de l’attaquer : c’est La Poste.

Julia gloussa à sa propre blague.

− Hein ?

− Je vois que madame n’est pas cinéphile. Accroche-toi ça va valser.

Et Zoé fût projetée dans le présent. Julia avait raison. Le retour était bien pire que l’aller. Voyager vers le futur n’avait aucun sens. Les particules qui composaient le corps de la jeune femme résistaient contre ce traitement absurde. Zoé sentit ses particules se désolidariser une à une. Elles s’étirèrent sur une ligne temporelle en deux dimensions en remontant le cours du temps. Zoé était consciente et inconsciente, un paradoxe difficilement supportable pour le cerveau humain. Le processus était douloureux et indolore. Rapide et lent. Piégé dans le passé et libre dans le présent.

Quand elle émergea, elle s’écroula durement au sol, à la limite de la perte de connaissance. Une nausée terrible s’empara d’elle et elle vomit douloureusement. Elle avait de la fièvre et la tête qui tournait. Par petites respirations, elle put lentement s’assoir. Elle avait des courbatures de partout.

− Julia ?, appela-t-elle en grimaçant.

L’oreillette resta silencieuse. Elle avait grillé. Elle alluma son téléphone et reçut instantanément un appel.

− Oui ?, dit-elle en décrochant.

− J’en conclus que tu es bien rentrée, constata Julia avec soulagement.

− Ce trajet retour… c’était la pire expérience de toute ma vie, grogna Zoé en se redressant.

− Je t’avais prévenu.

− Le chignon, c’était pour le vomi ?

− Yes.

− Merci, marmonna Zoé. Il s’est passé tellement de choses là-bas. Il va falloir que j’essaie de mettre tout ça en ordre dans ma tête.

− Il va falloir le faire vite, rétorqua Julia. As-tu trouvé des réponses ? Lance-t-on un deuxième plongeon ?

Zoé frissonna à l’idée de devoir subir un nouveau plongeon. Mais elle devait se rendre à l’évidence : elle n’avait guère avancé. Elle soupira.

− Non, il faut que j’y retourne.

Alright. Où as-tu atterri ?

Zoé jeta un œil autour d’elle pour la première fois. Elle se trouvait dans une rue pavée. Un lampadaire clignotait. Face à elle se dressait un immense bâtiment aux pierres blanches. Elle n’eut aucun mal à reconnaitre ses statues.

− Montmartre, dit-elle. Je suis derrière le Sacré Cœur.

− Cool, j’ai gagné en précision. Alors écoute-moi bien : juste après ton départ, on m’a envoyé dans un appartement « Plan B », au cas où. J’ai le matos nécessaire pour plonger, mais on ne pourra pas être assisté par Sana et Olivier. En gros, sur l’aspect technique, je me débrouille, mais tu n’auras pas d’aide pour faire avancer ton enquête. Avantage : tu as atterri vraiment pas loin, ça nous fera gagner du temps.

− Je vois.

− Autre possibilité : tu choppes un vélo en libre-service, ou je-ne-sais-quel-moyen-de-transport, et tu retournes dans nos locaux sur le canal. C’est assez loin, tu risques de croiser la police, et avec un peu de malchance l’armée vous tombe dessus plus tôt que prévu. En revanche, tu auras accès au meilleur matériel pour les plongeons profonds, et Sana pourra t’aider à faire avancer l’enquête.

− On ne peut pas simplement l’appeler ?

− Non. Dès que tu auras rejoint l’un des points, on balancera une bombe temporelle − le protocole DSTQ3. On arrête le temps localement. Ce qui veut dire que tous les autres coins…

− Seront figés, conclut Zoé.

− Exactement. Troisième et dernière possibilité : Olivier a un prototype similaire au mien dans un labo de la Sorbonne qu’on a installé près de Saint Lazare. C’est loin, mais le lieu n’est a priori pas connu par l’armée. Pour que tu puisses faire un choix éclairé, sache qu’Olivier n’a jamais été opérateur. C’est le plan de dernier recours. A toi de voir.

_______

Pour effectuer son prochain plongeon, Zoé doit décider qui elle rejoint. Trois possibilités :

1- Rejoindre Julia qui est dans un appartement sur Montmartre. Peu de risque de croiser une patrouille, laps de temps intermédiaire avant que l’armée ne les repère, matériel de qualité intermédiaire, excellente opératrice, peu d’aide sur l’enquête. Complicité grandissante entre les deux personnages.

2- Retourner à vélo dans le laboratoire où se trouve Sana. Risque élevé de croiser une patrouille, faible laps de temps avant que l’armée n’intervienne, matériel de très bonne qualité, opérateurs intermédiaires, et aide importante sur l’enquête. Complicité intermédiaire entre les deux personnages.

3- Rejoindre Olivier près de la gare Saint-Lazare. Risque intermédiaire de croiser des patrouilles, laps de temps confortable avant que l’armée ne les repère, matériel de mauvaise qualité (prototype), opérateur inexpérimenté, aide très importante sur l’enquête. Complicité nulle entre les deux personnages.

Sondage terminé, la suite est par ici : Épisode 8 – Upwelling

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