Les épisodes précédents, c’est par ici :
− Alors écoute-moi bien : juste après ton départ, on m’a envoyé dans un appartement « Plan B », au cas où. J’ai le matos nécessaire pour plonger, mais on ne pourra pas être assisté par Sana et Olivier. En gros, sur l’aspect technique, je me débrouille, mais tu n’auras pas d’aide pour faire avancer ton enquête. Avantage : tu as atterri vraiment pas loin, ça nous fera gagner du temps. A toi de voir.
Zoé s’apprêtait à lui répondre lorsque qu’elle entendit des bruits de pas rapides provenant d’une rue adjacente. Elle chercha du regard un endroit où se dissimuler, mais elle n’en trouva pas. Perdue pour perdue, elle se recroquevilla contre un porche.
Mais la personne qui surgit n’avait rien d’une patrouille. C’était un jogger. Avec le confinement, les rues de Paris s’étaient remplies de coureurs de fond en tout genre sur les créneaux horaires autorisés. Le jeune homme en vêtements fluo repéra Zoé, bomba le torse, et s’arrêta à sa hauteur, non sans continuer de courir sur place.
− Bonsoir !, la salua-t-elle en souriant. On n’a pas l’habitude de voir Montmartre aussi désert, pas vrai ?
Fatiguée, Zoé fit un geste vague de la main et répondit irritée :
− En même temps vous avez vu l’heure ?
− D’où il-sort lui ?, demanda Julia de l’autre côté de la ligne.
− Oui, poursuivit le jogger. Je préfère courir à la fraiche.
− A quatre heures du matin ? C’est pas courir à la fraiche, c’est se faire volontairement du mal. Allez, Zoé on n’a pas le temps de papoter avec Jean-Vincent Course-à-pied, vers où tu veux aller ?
− Je te rejoins. Envoie-moi l’adresse.
Le jogger fit un grand signe de la main et s’en alla en trottant. « Bon sang mais qui est d’aussi bonne humeur en se levant pour aller courir à 4h du mat’ ? », pensa Zoé. Son téléphone vibra. Elle avait l’adresse de Julia. La butte était déserte, silencieuse. La place du Tertre, vide. Elle n’eut aucune difficulté à trouver la petite place aux arbres fleuris où Julia lui avait donné rendez-vous. Elle s’approcha de l’un des immeubles, tapa le code de la porte d’entrée, et grimpa péniblement les sept étages. La fatigue commençait à durement se faire ressentir. Deux portes se faisaient face sur le palier. Elle sonna à celle de droite. Julia lui ouvrit.
− Entre, dit-elle, on a perdu beaucoup de temps.
L’appartement devait mesurer cinquante mètres carrés et se trouvait sous les toits. Zoé siffla, impressionnée.
− Ça paye si bien que ça d’être doctorante en informatique quantique ?
− Non, c’est un salaire de misère comme pour tout le monde. L’appartement appartient à l’université, je n’y vis pas.
Le mobilier avait effectivement été aménagé à la va-vite. Elle aperçut une kitchenette dans un coin de la pièce. Mais l’essentiel de l’espace était occupé par le matériel de plongeon. Il faisait extrêmement chaud, malgré les vasistas ouverts en grands. Les multiples écrans d’ordinateurs affichaient des lignes de codes incompréhensibles. Julia s’assit derrière l’un d’eux en montrant du doigt le siège à plongeon.
− Assieds-toi. En temps normal, on fait un rapport post-plongeon, mais là on va devoir faire vite.
Son téléphone vibra. Elle décrocha.
− Oui elle est avec moi… Elle va bien…. On lance un protocole dans cinq minutes. Je vous la passe.
Elle tendit le téléphone à Zoé qui s’en empara. A l’autre bout du fil, la voix de Sana semblait soulagée :
− Allo Julia ? On s’est fait du souci.
− Tout va bien, j’ai été un peu retardé. C’était assez flippant comme expérience.
− Oui, je n’en doute pas… A quoi ressemble la Provence du XVIe ?
− Pas en grande forme, entre l’épidémie de peste et la guerre de cent ans qui grondent dans les pays voisins. Mais la machine que vous avez développée est incroyable. Elle va révolutionner notre façon de pratiquer l’Histoire et l’archéologie.
− C’est ce qu’on aurait voulu, avoua Sana avec regrets. Nous allons la détruire.
− Quoi ?, s’écria Zoé. Vous ne pouvez pas faire ça ! Je vous le dis : avec les plongeons, nous pourrions résoudre des mystères historiques…
− Je sais, l’interrompit Sana. Crois-moi, ça me fait mal au cœur. J’ai juste pas envie que tout ce travail se transforme en arme.
Elle fit une pause avant de reprendre :
− As-tu récolté des données intéressantes ?
− Pas grand-chose. Je n’ai pas encore eu le temps de mettre de l’ordre dans ma tête. Il s’est passé des choses… bizarres.
− Bizarres ?
− J’ai suivi les pas d’un chevalier qui a… « senti » ma présence. Il s’est adressé à moi, sans me voir, sans m’entendre.
− Ça me semble assez improbable. Voire impossible. Es-tu sûre que ce n’était pas une coïncidence ? Peut-être as-tu mal compris…
− Non, répondit Zoé d’une voix sûre, je suis certaine. Il percevait ma présence. Mais ce n’est pas le plus inquiétant.
Elle inspira un grand coup en se remémorant les sensations indescriptibles qu’elle avait ressenties.
− Un vent s’est levé. J’étais là-bas depuis une heure environ. Ce n’était pas un vent matériel. Il ne soufflait pas vraiment à cette époque-là. C’était un vent qui venait de plus loin, du passé…
− Un upwelling.
− Un quoi ?
− Un upwelling ! Un terme emprunté aux climatologues. L’upwelling est un phénomène marin. Pour faire simple, les courants marins chauds circulent en surface. En Atlantique, par exemple, l’eau se réchauffe à l’équateur, puis remonte progressivement jusqu’au Groënland. Là, elle se refroidit, se salinise, et comme sa densité devient plus importante, elle plonge très profondément.
− Quel est le rapport avec…
− Laisse-moi finir, la coupa Sana, on a vraiment peu de temps. L’eau, une fois qu’elle a refroidi, plonge et devient un courant froid et profond qui sillonne tous les océans du monde durant des siècles. Au bout de six cent ans, elle finit par remonter quelque part – par exemple au large du Pérou. Cette remontée s’appelle un « upwelling ».
− Donc ce que j’ai ressenti, c’était un upwelling… temporel ?
− Exactement ! Le temps n’est pas complètement linéaire, il est tortueux. Il fonctionne comme un courant océanique. D’abord, le présent avance tranquillement en surface. Lorsque le présent devient le passé, il plonge, tout simplement. C’est pas pour rien qu’on dit que notre machine permet de faire des plongeons ! La suite est donc logique : le passé sillonne tranquillement les profondeurs spatio-temporelles de notre monde. Plus il est profond, plus les souvenirs sont diffus. Mais parfois… parfois, on écoute un morceau de musique que l’on n’avait pas écouté depuis quinze ans. On sent une odeur familière, oubliée : le plat d’un grand-père décédé, la lessive de son enfance, le parfum d’un amant perdu. On retrouve la photo d’un visage d’hier, le paysage d’une époque heureuse. Alors le courant temporel remonte brutalement : c’est l’upwelling. Une vague de vécu, la quintessence du déjà-vu. Une miette de vie que l’on a laissé au bord du chemin. Des upwelling se produisent tous les jours, tu as déjà du en ressentir.
− Je comprends, mais la sensation était si forte…
− Parce que tu as plongé, expliqua Sana. Tu n’as pas attendu que le temps remonte à toi. Notre machine t’as fait descendre profondément. L’upwelling n’avait pas besoin de remonter bien haut pour venir à toi.
− C’était des visions de mon passé.
− Parce que la source de l’upwelling temporel provient du plongeur. En effectuant un plongeon dans le temps, tu crées le courant. En physique quantique, l’observateur produit l’événement. Il n’est donc pas surprenant que ce qui ressurgit, ce sont tes propres souvenirs.
− Incroyable, marmonna Zoé.
Julia fit un geste impatient. Elles devaient se hâter.
− Est-ce pour cela que le visage du chevalier a disparu ? Que mes pas semblaient alourdis, que mes jambes traversaient le sol ?
Un silence lui répondit au bout du fil.
− Sana ?, appela Zoé. Tu es toujours là ?
− Tu es sûre que le visage du chevalier disparaissait ?
− Certaine.
Sana laissa un nouveau silence avant de répondre :
− Tu peux me passer Julia s’il te plait ?
Zoé fronça les sourcils en s’exécutant. Julia écouta attentivement et sembla gênée.
− Oui, dit-elle à voix basse. Oui, tout va bien à ce niveau-là. Non, j’ai vérifié. Elle a tous ses doigts.
− Mes doigts ?, l’interrogea Zoé en s’approchant. Pardon ?
− Je lui dirai. Je lance le protocole. Bon courage.
La développeuse raccrocha.
− C’était quoi ça ?, s’inquiéta Zoé.
− Disons que… On n’a pas été tout à fait franches avec toi. Les premiers plongeurs ont gardé quelques séquelles.
− De quel ordre ?
− Parfois psychologiques, parfois physiques. Sana a perdu deux doigts. Olivier a de gros problèmes de concentration. C’était d’autant plus grave lorsque nos machines n’étaient pas encore tout à fait au point. Celle-ci est beaucoup plus fiable. Mais ce que tu as vécu… le monde qui disparait autour de toi… Il est possible que les plongeons prolongés comme le tien puisse avoir un impact sur tes sens et…
Zoé attendit la fin de la phrase qui ne vint pas. Julia se détourna pour pianoter quelque chose sur son ordinateur.
− Et quoi ?, s’énerva l’archéologue.
− Et sur ta santé mentale, lâcha finalement la développeuse.
Zoé déposa son sac à dos sur le sol, détendit ses épaules, en tentant de contrôler sa colère.
− Prendre des risques ne me dérange pas, articula-t-elle finalement. Tant que je les connais.
− Avec nos nouvelles machines il n’y a normalement pas…
− Je m’en fous, Julia, je m’en fous que normalement ça marche ! Quand on envoie quelqu’un dans l’inconnu, comme ça, on prévient avant ! Qu’il sache au moins dans quoi il s’embarque ! C’est quoi ces méthodes ? Et s’il m’était arrivé un truc grave ?
Julia n’osait pas la regarder dans les yeux, penaude. Elle sortit l’objet qui ressemblait à une GameBoy, tapota une commande, et valida. Zoé compris qu’elle venait d’arrêter le temps.
− Je suis sincèrement désolée, s’excusa Julia. Vraiment. Dans la précipitation, on a fait une erreur. Je te promets qu’il n’y a pas d’autre danger. Tu es toujours libre de renoncer, personne ne t’en voudra.
− Je ne vais pas renoncer maintenant, grommela Zoé. Mais j’aimerais bien revenir avec l’intégralité de mes doigts.
− J’y veillerai, répondit la développeuse en souriant.
Zoé hocha la tête, récupéra son sac et s’installa dans le fauteuil. Julia lui expliqua qu’il faudrait qu’elle soit plus rapide qu’au plongeon précédent. Le but de ce second plongeon était de connecter ses impressions au premier. Quels liens entre une crise au Moyen Âge et une crise à la fin de l’Antiquité ?
Elle savait que l’empire romain d’occident n’avait pas réellement « chuté ». Le processus avait été moins abrupt. Plutôt un lent déclin. Une entropie progressive, alimentée par une économie mourante, une fiscalité inefficace, des guerres intestines, et des catastrophes naturelles à répétitions. Les épidémies récurrentes avaient affaibli Rome. Certaines d’entre elles avaient tué entre 10 et 30% des habitants de Rome, laissant la capitale à genou.
Quelle frontière pouvait tenir lorsque l’intérieur d’un empire s’effondrait ? Le mur d’Antonin, qui avait marqué l’infranchissable limite septentrionale, avait fini par s’écrouler. A l’est, les perses menaient des incursions de plus en plus dures, occupant toute l’attention de l’empire romain d’orient. Tandis qu’en Afrique, les vandales prenaient la côte méditerranéenne, et qu’au nord-est les germains grignotaient le territoire impérial.
Revenir à un moment précis était un choix complexe. Pour la Peste Noire, elle avait décidé de plonger légèrement après le passage de la maladie. Pour Rome, devait-elle choisir les prémices du déclin ? Les guerres civiles ? L’année 476 ?
− Quand dois-je t’envoyer cette fois ?
− C’est une bonne question.
Elle réfléchit. Elle sentait qu’elle avait eu de la chance, avec Perceval de Castellane, de tomber sur quelqu’un capable de sentir sa présence – aussi effrayante que cette expérience fût. Ce premier plongeon temporel ne lui apportait pas grand-chose tout seul, mais la comparaison avec d’autres événements historiques en ferait une expérience très précieuse.
− En fait non, se ravisa Zoé. La bonne question n’est pas « quand ? », ni même « où ? »…
− “Die Frage ist nicht wo, wer oder wie, sondern wann”, récita Julia en riant.
− De… de quoi ?
− Rien. C’est dans une série. Continue.
− Je disais, reprit Zoé en fronçant les sourcils, que la vraie question c’est « qui ? ». Aller au milieu d’une bataille ne m’avancera à rien, par exemple. Je crois qu’il faut que je retrouve des gens… Un peu comme le chevalier qui m’a parlé. Il ne m’entendait pas, mais une forme de communication s’est installée entre nous. Il faut que je vise d’autres personnes comme lui.
− Facile à dire… Je ne vais pas pouvoir viser aussi bien. A part si ce sont des personnes historiques connues.
− Non, pas nécessairement. Plutôt des personnes qui ont quelque chose en plus, mais j’ai du mal à mettre la main dessus. Une forme d’intuition ? Je ne sais pas, il faut que je creuse.
− Comment faire ?, demanda Julia en écartant les bras pour signifier son impuissance.
Le fauteuil commença à s’incliner et à se diriger vers la machine qui ressemblait à un IRM. Zoé s’exclama :
− Il n’y a pas trente-six solutions ! Il faut provoquer la chance !
« Voyons », songea Zoé, « qui, à l’époque romaine, pourrait m’aider ? ». Le fauteuil était entré dans la machine. Julia attendait les instructions.
− Ok, finit par dire Zoé. Je sais où et quand je dois aller.
− Je te préviens, plus tu plonges profond, plus le voyage est difficile.
− Je n’en doute pas. Je suis prête.
− Haha ! You go girl !
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Pour ce deuxième plongeon, autour du déclin de l’Empire Romain d’Occident, plusieurs possibilités s’offrent à Zoé. A chaque temporalité, un personnage pourra l’aider à y voir plus clair. Ce peut être une personne ayant un métier particulier, ou un personnage de légende dont le nom a résonné tout au long de l’Histoire.
1- Rome (Latium), 165 après JC
2- Dougga (Province d’Afrique), 380 après JC
3- Mur d’Hadrien (Bretagne), 461 après JC
4- Quelque part en Gaule romaine, 476 après JC
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