L’échappée – Épisode 5 : Un bouclier sans blason

Crédit peinture : Juliette Davodeau

Les épisodes précédents, c’est par ici :

– Épisode 1

– Épisode 2

– Épisode 3

– Épisode 4


L’air glacial venait tout droit de la montagne Sainte-Marie, que les moins pieux appelaient montagne de Lura, et les peureux « montagne maudite » ; car en quelques décennies, les villages de la montagne s’étaient vidés. C’était un vent anormal, un vent venu du nord, dans des terres où, d’ordinaire, il soufflait d’ouest ou du sud. Les mauvaises langues disaient que c’était l’évêque de Sisteron, Rostan Ier, qui essayait de faire vaciller le clocher de la fière concathédrale. Quoiqu’il en soit, les enfants du pays ne pouvaient s’y tromper : ce vent-là, qui avait apporté de la neige avec lui, n’aurait jamais dû retomber sur le pays de Forcalquier en plein mois de juillet.

Dans les bois provençaux, autrefois peuplés de brigands de tout poil, ne subsistait que le silence. Les bandits de grand chemin avaient déserté les routes, fauchés comme tous par la maladie, le froid et la disette. Certains étaient partis faire fortune au Royaume de France, où l’on disait que le roi embauchait des mercenaires pour guerroyer contre Édouard III. On ne savait pas encore, à l’époque, que la guerre durerait Cent Ans, que la maladie persisterait quatre cent de plus, et qu’il ferait froid jusqu’au crépuscule du XIXe siècle. Ce que l’on savait, en revanche, c’est que l’épidémie venue de l’est avait ravagé les villes et les campagnes. Les terres du pape n’y avaient pas coupé. Dès janvier, la ville d’Avignon, carrefour du monde chrétien, avait connu ses premières victimes, et les cardinaux du pape s’étaient réfugiés à la campagne.

Les sabots du cheval s’enfonçaient dans la fine couche de neige recouvrant le sentier. Le chevalier en armes et sa monture avaient traversé la cité papale, puis mit le cap directement sur le plateau d’Albion. Les rares auberges où l’on accueillait encore des voyageurs servaient de la bouillie informe et du pain de seigle. En d’autres temps, un noble chevalier comme lui aurait pris cette nourriture comme une insulte. Mais en d’autres temps, il n’aurait probablement pas fait halte dans ces auberges sordides où les matelas de paille étaient remplis de vermine.

Le cheval avançait au pas, tandis que la nuit tombait. Le chevalier ne semblait pas inquiet par la nuit, ses loups et les fantômes qui hantaient les sous-bois. Lorsqu’il passait près des quelques maisons qui bordaient le chemin, les braves gens le regardaient passer sans mot dire. Son allure impressionnait. Il portait un bouclier noir, sans armoiries, celui des mercenaires. Mais la qualité de son armure et de sa monture ne laissait aucun doute : ce n’était pas un simple mercenaire, c’était un noble qui revenait des combats. Il voyageait en armure, de manière à décourager les éventuels coupe-jarrets. Le port du heaume étant particulièrement inconfortable, il le laissait pendre à ses côtés. A la place, il recouvrait sa tête d’une capuche noire qui lui donnait un air lugubre lorsque la luminosité chutait.

Enveloppé dans sa large cape, on ne pouvait apercevoir les stigmates de la guerre sur sa cotte-de-plaques, là où les épées anglaises avaient essayé de se frayer un chemin jusqu’à la chair. Seules les déchirures sur le cuir de ses gantelets illustraient la violence des combats. L’épée qu’il portait à la taille était par ailleurs de fort belle facture.

Voilà donc l’homme avançant fièrement sur le sentier : un noble qui combattait sans les insignes de sa famille, et dont l’équipement avait perdu de sa superbe. Un noble que l’on n’invitait plus dans les châteaux et les places fortes. Un noble qui se mêlait à la populace et ne craignait pas la mort : ni les épées, ni la maladie, ni les bêtes féroces des contrées sauvages de ce pays.

Le soleil avait disparu derrière les plateaux lorsque le chevalier arriva en vue de Forcalquier. Les flambeaux du chemin de ronde, sur les remparts, avaient déjà été allumés. Il se trouvait encore à une demi-lieue de la porte principale, et pourtant il trouva la ville bien triste. Il en gardait le souvenir d’une ville pleine de vie, abritant pas moins de quatre mille âmes. Autrefois, le soir couchant, la campagne avoisinante et ses terres fertiles s’allumaient à la lueur des masures des paysans et des rondes des gardes. Mais la campagne s’était éteinte et seule la ville fortifiée brillait encore. Le couvent des franciscains, construit au siècle précédent, avait lui aussi disparu dans l’ombre de la nuit qui progressait.

Le chevalier ne se trouvait plus qu’à quelques encablures des remparts lorsqu’il tira sur la bride de son cheval qui s’arrêta aussitôt et fit demi-tour. Il huma l’air froid, retira lentement son capuchon, et scruta le chemin, derrière lui. La visibilité avait chuté. Pendant un instant encore, il ne dit rien. Puis, d’une voix calme et grave, il déclara :

− Je sais que vous êtes là.

***

Une chute vertigineuse. Ce fut la sensation que ressentit Zoé au cours de son plongeon de sept cent ans. Ce ne fut pas une expérience plaisante. Elle perdit subitement la vue, l’ouïe, et l’odorat, tandis que des démangeaisons terribles s’emparaient de son corps. Elle ne pouvait plus respirer ni bouger. Elle eut ensuite la sensation de tomber, de plus en plus vite. Avec son oreille interne déboussolée vint la nausée. Son estomac remonta ; où était-il l’estomac ? Où était la tête, où étaient les jambes ? Et, enfin, comme une libération, le déchirement du temps : le son revint d’un coup, la lumière aveuglante lui fit plisser les yeux, et une odeur de sous-bois vint effleurer ses narines.

Zoé réapparut debout. Prise d’un vertige, elle tituba légèrement, s’apprêta à vomir, se ravisa. Elle prit une longue inspiration d’air froid et pur. Dans son oreillette, la voix de Julia chargée d’inquiétude, répétait :

− Allô Zoé ? Zoé est-ce que tu m’entends ? Si tu m’entends, réponds s’il-te-plait.

Le son était parasité par des crépitements, comme une vieille ligne téléphonique. Zoé finit par lâcher :

− Je t’entends. Je reprends juste mon souffle.

Des cris de joie retentirent depuis le futur. Ou le présent ? Elle ne savait plus. Depuis 2020, en tout cas.

− On est tous très heureux de voir que tout s’est bien passé.

− C’était horrible, rétorqua Zoé. Véritablement horrible. J’ai senti mon corps se déliter et se reformer. Et tu me disais que le retour chahutait ? L’aller aussi !

− Oui, enfin… C’est un peu comme un saut à l’élastique, tu tombes brutalement, mais bizarrement ça reste « logique ». Lorsque tu remontes, ton cerveau est un peu… dérouté. Tu verras. Comment tu te sens ?

− J’ai mal au crâne.

− J’ai glissé du doliprane dans ton sac à dos, l’informa Julia. Si c’est trop pénible, prends-en un cachet. Est-ce que tu peux me décrire le lieu d’arrivée ?

La jeune archéologue observa pour la première fois l’environnement autour d’elle. Sa vue peinait à se stabiliser, une sorte de pulsation désagréable agitait les formes en périphérie de son champ de vision. Elle remarqua qu’elle avait atterri dans un bois essentiellement composé de chênes blancs. Une couverture nuageuse s’étendait jusqu’à l’ouest, où le soleil couchant avait réussi à percer.

− Je suis dans un sous-bois enneigé, dit-elle simplement.

Son souffle s’éleva dans l’air froid. Elle frissonna, et enfila la veste qu’elle avait pris soin de mettre dans son sac à dos avant de quitter l’appartement. Elle remarqua soudain qu’elle était enfoncée jusqu’aux chevilles dans une couche de neige, mais qu’elle ne laissait aucune trace.

− C’est bizarre, marmonna-t-elle. On dirait un bug.

C’est un bug !, s’exclama Julia. Rien de tout cela n’est normal.

− Je sens le froid de la neige sur mes doigts, dit Zoé en s’accroupissant pour mettre les mains dans la neige, mais elle ne fond pas sur mes doigts.

− Tout a déjà eu lieu. Tu ne peux rien changer. Ce sont des règles que tu ne peux pas enfreindre. Tu ne peux qu’influer notre futur, à nous. Il y a aussi des règles de physique quantique qui font que tes mains sont dans la neige et en même temps n’y sont pas. Tu es dans le passé, et en même temps tu n’y es pas, puisque tu ne fais que le visiter. Tant qu’il n’y a pas un observateur extérieur qui tranche où tu te situes exactement, tu es entre les deux. On pourrait croire que le laboratoire depuis lequel je te parle est un observateur : ce n’est pas le cas. Nous faisons pleinement partie de l’expérience.

− C’est un peu compliqué, avoua Zoé en se relevant.

− Surtout qu’on n’a pas le temps d’en discuter. File faire un tour, récupère des infos, et reviens à la maison. Prends bien en photo tout ce qu’il y a autour de toi pour retrouver le lieu.

− Reçu, chef !, plaisanta Zoé.

L’archéologue prit une longue inspiration et se concentra. Etait-elle vraiment retournée dans le passé ? Elle ne pouvait y croire. Pourtant il y avait bien de la neige à ses pieds et des chênes qui, malgré le mois de juillet, n’avaient pas de feuilles. Le froid avait dû empêcher les pousses du printemps.

− Donc si les calculs sont bons… Ce serait l’été 1348 ?

− Tu as parlé de neige il me semble ?, demanda Julia dans son oreillette. C’est bizarre, on s’est peut être planté de six mois.

− Non, ce n’est pas tellement étonnant. On est au début de ce qu’on appelle le « Petit Âge Glaciaire », qui a duré du XIVe au XIXe siècle. Les températures mondiales ont brutalement chuté, modifiant le climat à l’échelle de la planète. Les récoltes furent mauvaises tout au long du siècle. Et comme je te le disais, on se demande si ce refroidissement n’a pas favorisé l’apparition de la peste en Chine. Elle aurait ensuite été transportée par des rongeurs, puis diffusée dans le monde entier via la route de la soie. Mais j’avoue que de la neige en Provence et en juillet… je n’avais lu ça nulle part. Comment être sûre que c’est la bonne époque ?

− Je ne sais pas, répondit Julia sur un ton irrité, va voir peut être ? Tu es déjà là depuis cinq bonnes minutes.

− Oui mais je…

Elle s’interrompit brusquement. Sur le chemin près duquel elle se trouvait, un chevalier en armes venait d’apparaitre. Elle ne l’avait pas vu venir. Il montait un cheval à la robe grise et qui avançait au pas. L’homme portait un capuchon noir et un bouclier sans blason. Il passa très près de Zoé, qui retint son souffle, puis s’éloigna lentement sur le sentier. Lorsqu’il fût assez loin, Zoé lâcha un juron et s’exclama :

− Un chevalier ! Un vrai chevalier ! Je n’en crois pas mes yeux !

− Bien, répondit Julia, comme ça on est fixé. Tu es bien au Moyen-Âge.

Zoé enfila rapidement son sac à dos, réajusta ses lunettes, prit quelques photos du lieu d’arrivée et s’exclama :

− Je file, Julia. A tout à l’heure !

− Il te reste quarante-neuf minutes, Zoé, ne traine pas. Et prends… photos du…

La communication fût coupée lorsque Zoé s’éloigna sur le chemin à la suite du chevalier. Elle prit consciencieusement des photos de la route. L’archéologue, émerveillée, finit par rattraper le chevalier tandis qu’il approchait de la cité de Forcalquier. Les flambeaux de la ville médiévale, que l’on venait d’allumer, scintillaient. Sur sa droite, elle repéra une masure habitée : de la fumée s’échappait paresseusement de la cheminée. Peut-être serait-ce un bon endroit pour mener son enquête ? Elle se retourna, et constata avec satisfaction que seules les traces des sabots du cheval subsistaient dans la neige. Lorsqu’elle se tourna à nouveau vers l’avant, elle eut la surprise de constater que le chevalier s’était arrêté et scrutait la pénombre dans sa direction. Elle ne put détailler son visage, car la luminosité avait baissé.

− Je sais que vous êtes là, déclara soudain le chevalier d’une voix grave.

La jeune femme de figea de stupeur. Elle songea un instant à rebrousser chemin en courant, mais elle se dit que le cheval la rattraperait sans effort. Et quelque chose dans le regard perdu du chevalier la retint. Il ne la voyait pas, c’était certain. Il regardait au travers d’elle. Le cheval fit un pas dans sa direction, et son maître répéta :

− Je sais que vous êtes là, quelque part. Vous me suivez. Je n’ai pas besoin de vous voir, de vous entendre ou de vous toucher pour le savoir. Êtes-vous un envoyé du Seigneur ou du Malin ? Ou simplement l’âme d’un pauvre bougre que le fléau a emporté ?

Le cheval s’avança encore en peu en direction de Zoé.

− Je n’ai pas peur des fantômes et des esprits, reprit le chevalier. J’ai guerroyé loin de chez moi pour des seigneurs aux armoiries qui m’étaient inconnues. J’ai pourfendu les anglois, pour la gloire de mon nom ; pour une exclamation particulière dans la bouche des gens lorsque je le clame. Voilà ce que j’ai gagné. Un peu de bravoure pour redorer un blason sans couleur. Je n’ai donc rien à perdre. S’il me faut dégainer l’épée contre un envoyé du Diable, je ne tremblerai pas.

Il fit une pause et mit la main sur la garde de son épée. Zoé ne bougeait toujours pas d’un cheveu.

− Mais je ne perçois aucune intention maligne de votre part. Vous ne m’avez l’air ni bon, ni mauvais, et si dans votre quête vous souhaitez m’accompagner, je n’y vois pas d’inconvénient. Sachez simplement que je ne suis riche que de nom. Un nom que la Provence a oublié : Perceval de Castellane.

Il se signa de la croix, et repartit tranquillement en direction de la ville. Zoé ne parvenait toujours pas à bouger, terrorisée. « On m’avait promis que je serais invisible, et voilà que la première personne que je croise me grille », se dit-elle, encore sous le choc. Le chevalier s’éloignait, et elle essayait de reprendre ses esprits. Fallait-il suivre Perceval de Castellane, avec tous les risques que cela impliquait ? Etait-il si pacifique, ce mercenaire sans armoiries qui pouvait la percevoir ?

 

Zoé a trois choix possibles :

1- Suivre le chevalier qui, après tout, semble bien placé pour avoir des informations sur la crise que traverse le monde à cette époque. Si elle prend cette décision, Zoé entrera dans la cité.

2- Se diriger vers la masure éclairée, au bord du chemin. C’est plus proche que la ville, ce qui lui donnera plus de temps pour observer, chercher, et écouter.

3- Faire demi-tour, retourner au lieu d’arrivée, et raconter ce qui vient de se passer à Julia. Il ne faut prendre aucun risque.

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