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Parmi les collines et les plateaux de Haute-Provence, au pied des sommets alpins, là où la garrigue se marie avec la forêt de chênes pubescents, où les cigales d’été laissent place aux vents froids chargés de neige l’hiver ; ces terres coincées entre la montagne et la mer, entre le Verdon et le Ventoux ; eh bien, dans ce pays-là, se trouvait un village dans lequel un homme savait voler.
Pourtant rien n’indiquait que ce village différait de celui des voisins. L’église avait été fabriquée avec les mêmes pierres blanches calcaires, les cafés sur la place centrale se ressemblaient à s’y méprendre, et les rues s’animaient surtout les jours de marché. Le clocher sonnait douze coups à midi et à minuit, et un carillon chantait les samedis et dimanches matins. Les pas des chevaux claquaient sur le pavé, accompagnés du grincement des voitures qu’ils tiraient. Les gentilshommes du village portaient la redingote, et les femmes, le dimanche, arboraient leurs plus beaux corsages.
Les gens ne voulaient pas avoir d’histoires, mais ils aimaient en raconter. C’était d’ailleurs l’occupation préférée des habitants du village – et de tous les villages –, celle de conter des histoires. Ces histoires n’auraient pas excité les bonnes gens de la ville, mais ici elles résonnaient avec une force particulière. On parlait du boulanger, du facteur et du maire. On s’indignait de la serveuse, du boucher, de la bergère. On pleurait pour la veuve, le prêtre, le sous-préfet. Toute situation et tout lieu était bon pour raconter ces histoires. On les chuchotait devant l’église, à la sortie de la messe, on les raillait au comptoir du bar, on les criait dans la rue pour se faire justice. Les anecdotes, les histoires, les rumeurs, étaient tantôt armes, tantôt monnaies, et on se les échangeait avec confiance, méfiance, joie ou peine. Une bonne histoire c’était un bon coin à champignon : on ne la divulguait qu’à ceux qui en feraient bon usage. On les gardait précieusement, on les choyait, on les répétait le soir devant une glace pour les travailler, pour ménager le suspense et les préparer pour le jour où, par vengeance ou par orgueil, on les raconterait à quelqu’un. Alors, ce jour-là, les mots sortaient, calculés, précis, méticuleusement préparés, et les meilleurs conteurs devenaient de grands compositeurs l’espace d’un instant, artistes des rues et des terrasses, où leur talent pour le drame faisait d’eux les héros des villageois respectables. D’autres fois, l’histoire était connue de tous, et l’on se plaisait à la raconter, encore et encore, et à chaque fois elle faisait davantage rire ou pleurer. Certains la récitaient mieux que d’autres, on l’enjolivait, on la partageait, comme un plat ancestral dont on connait la saveur, mais que l’on revisite constamment.
Et pourtant, dans cette calme atmosphère provençale, dérangée seulement par l’arrivée progressive du chemin de fer dans la vallée de Durance, dans ce petit village normal, un homme savait voler. Personne ne se souvenait de son arrivée dans le village. Hier ? Il y a dix ans ? Le boucher maintenait que c’était cinq ans auparavant, peu après la guerre. Il n’avait pas toujours raison, le boucher, et l’on disait que ses informations étaient aussi fraîches que sa viande.
L’homme qui savait voler habitait une petite masure à l’entrée du village. Elle n’avait rien de particulier, cette masure, mais elle n’était pas insalubre non plus. Le vieux cordonnier était son voisin le plus proche, dont la famille rafistolait les chaussures des villageois depuis des siècles. On le disait sincère, le vieux cordonnier, bien qu’il ne rechignât jamais devant un verre de vin rouge, même le plus mauvais. Il disait, d’ailleurs, qu’il n’y avait pas de mauvais vin. Il faut dire qu’en Provence, la vigne se portait bien. C’était lui qui, la première fois, avait vu l’homme s’envoler.
— Je vous dis, monsieur le préfet ! Je vous dis que cet homme sait voler, comme les oiseaux ! avait-il dit.
Le préfet ne l’avait pas cru, et le maire non plus. Pendant longtemps, on dit du cordonnier qu’il perdait la raison. Rapidement, son histoire fut oubliée, et il eut beau répéter à qui voulait l’entendre que son voisin savait voler, personne ne l’écoutait plus. D’autant que, à cette époque, une histoire bien plus rocambolesque avait fait vibrer le village. On l’avait même contée dans les bourgs alentour : c’était là le signe d’une histoire de grande qualité. Le prêtre du village, un homme sévère au visage pâle, aux cheveux blancs et clairsemés, un modèle de vertu et de piété ; cet homme-là n’était finalement qu’un homme comme les autres, et sa vieillesse avait fini par l’emporter dans la tombe. Son remplaçant ne lui ressemblait en rien : petit, ventripotent, les pommettes rougies par le vin de messe, il avait réussi à se faire prendre en train de piocher dans les offrandes des villageois les plus pieux, et cela pour son utilisation personnelle. Cette histoire avait mobilisé jusqu’à l’évêque du diocèse qui avait été contraint d’envoyer le malheureux à l’autre bout du pays afin d’étouffer l’affaire, et de le remplacer par un jeune prêtre sans histoire.
Par conséquent, plus personne ne s’occupait de l’homme qui savait voler. Seul le vieux cordonnier semblait encore y prêter attention, et clamer à qui voulait l’entendre qu’il prouverait un jour sa bonne foi.
— Vous verrez, martelait-il au médecin, vous verrez que j’ai raison !
Le médecin, Joseph Mustelier, était considéré comme homme de science et de raison. Il partageait ce trait caractéristique avec l’instituteur du village. Les deux hommes se retrouvaient régulièrement au café de la place Saint-Michel, où ils évitaient les sujets politiques qui les divisaient. La patronne leur avait fait remarquer que leurs débats savants incommodaient sa clientèle. Quoiqu’il en soit, ni l’instituteur, ni le médecin, ni la patronne du café ne croyaient à cette histoire d’homme qui volait.
Alors, ce matin-là, quand le vieux cordonnier entra dans la salle, il fut accueilli par des regards réprobateurs.
— Vous verrez, disait-il encore, le verre en main. Vous verrez qu’il vole.
— Je crains que votre consommation de spiritueux n’ait affecté votre bon sens, répondit l’instituteur.
— Et pourtant, il vole, il vole !
— Je veux bien croire que de nos jours, l’homme peut voler grâce à la science, tempéra le médecin. Les frères Montgolfier l’ont prouvé il y a de ça presque cent ans.
— Non, s’insurgea le vieux cordonnier, non, monsieur Mustelier ! Il vole comme un oiseau ! Non, même pas comme un oiseau, il ne bat pas des bras. On dirait qu’il est plus léger que l’air.
— Vous n’avez plus toute votre tête, grogna l’instituteur.
— Un véritable ivrogne ! s’exclama la patronne.
Les autres clients riaient. Le vieux cordonnier, sentant qu’il n’était plus le bienvenu, descendit son verre d’un trait et sortit prestement. En chemin, il croisa le nouveau curé, un homme jeune et érudit, à qui l’évêché avait confié la concathédrale. On lui prédisait une belle carrière dans les ordres. Le vieux cordonnier s’entretint avec lui. Il lui expliqua que, chaque matin, à l’heure où le soleil faisait chanter le coq et où la nuit commençait à battre en retraite face au jour, son voisin sortait de chez lui, s’étirait sur le palier de sa porte et puis, sans effort apparent, s’élevait de quelques pieds, avant de s’envoler dans les nuages. Le prêtre l’écouta patiemment, non sans noter que le vieil homme empestait l’alcool, et lui répondit que parfois le Malin peut tromper les sens de l’Homme pour l’éloigner du Seigneur. Le vieux cordonnier ne fut pas convaincu, mais le salua, tituba, et s’éloigna d’un pas mal assuré.
— Pauvre âme, déplora le prêtre.
Les saisons passèrent, et l’affaire en resta là. L’homme que l’on prétendait savoir voler était un pêcheur discret, qui louait une portion de rivière à truites à trois kilomètres à l’ouest du village. On le voyait les jours de marché avec sa femme, où il tenait un étal, et les dimanches à la messe pour prier. Le reste du temps, on ne le croisait guère et si, d’ordinaire, les rumeurs trouvaient dans le secret un terreau fertile, ici il n’en était rien : on saluait au contraire sa retenue et sa discrétion. Après tout, personne ne le connaissait véritablement, mais l’on s’accordait à dire que c’était un honnête homme, sans trop savoir pourquoi. Il fallut qu’un autre villageois l’accuse pour que l’histoire de l’homme qui volait ne recommence à agiter le village. C’était en réalité une villageoise, la fille du chevrier, qui du haut de ses douze ans avait aperçu un homme s’envolant dans le ciel.
— Comme un oiseau ! assurait-elle. Il s’est posé sur le plateau, derrière la petite forêt, à quelques bosquets de la ferme des Porchier.
Cette histoire remonta aux oreilles du maire qui convoqua la petite chevrière avec ses parents, ainsi qu’un conseil restreint d’habitants du village : le médecin Mustelier, l’instituteur, le prêtre, la doyenne du village, et le premier adjoint. Il n’osa pas prévenir le sous-préfet et la gendarmerie tant que l’enquête n’avait pas un tant soit peu avancé. Ils se réunirent dans la salle du conseil municipal, où les tableaux d’illustres personnages locaux, aujourd’hui oubliés, les toisaient d’un air suffisant.
— Es-tu sûre que c’était un homme volant ? demanda l’instituteur.
La jeune fille hocha la tête, elle en était certaine.
— Elle ne boit pas, assura son père, et c’est une très bonne fille. Elle a bonne vue, et repère les chèvres égarées de très loin.
Le maire, un homme d’une cinquantaine d’années à la moustache fournie, se frotta le menton d’un air songeur. Le prêtre bredouilla :
— Peut-être…
— Oui ?
— Peut-être a-t-elle ses premières vapeurs ? reprit-il timidement.
— Nous parlons là d’une enfant, mon père, répliqua le docteur Mustelier, pas d’une locomotive !
Il se tourna vers la petite bergère.
— Pourrais-tu reconnaître l’homme que tu as vu voler si tu le croisais ?
— Oui, dit-elle, je le connais, c’est le pêcheur de l’entrée du village.
Elle se tut. Tous hochèrent la tête gravement. C’était une lourde accusation. La doyenne du village, Louise Lamarre, que l’on disait d’ascendance noble, toussota légèrement comme si elle s’apprêtait à parler. Les regards se tournèrent vers elle, mais elle s’était en réalité assoupie. Ce fut l’instituteur qui s’approcha de la fillette pour l’interroger à son tour.
— Petite, cet homme qui volait avait-il un quelconque artifice qui lui permettait d’être plus léger que l’air ? Était-il, par exemple, harnaché à un ballon, ou un dirigeable ?
Puis, s’adressant au médecin :
— Ce serait une véritable prouesse !
La petite bergère sembla réfléchir un instant.
— Non, dit-elle. Non, je ne crois pas. C’était le pêcheur, il n’avait que son filet de pêche sur l’épaule. Il ne m’a pas vu lorsqu’il s’est posé.
Une fois encore, le conseil hocha la tête gravement.
— Seuls les anges et les démons peuvent voler de la sorte, murmura le prêtre. Je n’aurais jamais pensé voir cela de mon vivant.
— Allons bon mon père, répliqua l’instituteur, un peu de bon sens.
— Laissez mon bon sens en dehors de cela.
— Calmez-vous messieurs, s’il vous plait, s’interposa le maire. Nous sommes en présence d’une affaire d’une gravité sans pareil. S’il s’avérait que cette histoire était vraie, il nous faudrait nous méfier de cet homme. D’ailleurs, je ne le connais pas moi-même, c’est tout juste si j’ai déjà acheté du poisson sur son étal.
— N’aviez-vous pas coutume de vous installer à sa table au Bar de la Place les lundis soir ?
Le maire rougit et bafouilla en expliquant qu’ils ne discutaient pas vraiment et qu’après réflexion, il n’avait jamais acheté de poisson sur son étal. Le conseil se sépara, non sans s’être accordé sur l’importance du secret que devait revêtir cette affaire. Dans un village aussi prompt à la naissance de rumeurs, on en tirerait des conséquences dramatiques, c’était certain. Il fut aussi décidé de ne pas avertir le sous-préfet. Cependant, une telle histoire, incroyable et mystérieuse, ne pouvait demeurer secrète bien longtemps. Chaque protagoniste savait que, tôt ou tard, l’un d’entre eux se laisserait tenter par la gloire éphémère du colporteur de nouvelles, et que l’information fuiterait d’une manière ou d’une autre.
On ne sut qui raconta en premier cette entrevue, mais il ne fallut que deux ou trois jours pour que l’intégralité du village soit au courant. Bientôt, la patronne du bar de la place Saint-Michel entendait cette histoire à longueur de journée. Seule l’arrivée impromptue du sous-préfet, d’un gendarme, ou du pêcheur lui-même, pouvait faire taire les conversations les plus animées. L’effervescence dura quinze jours, puis les gens se lassèrent. Le vieux cordonnier avait eu son instant de gloire, racontant comment il avait vu cet homme s’envoler à plusieurs reprises, mais son discours manquait de sens, il se contredisait, bégayait, revenait sur ses propos. Au début, il déclara que l’homme avait des ailes qu’il déployait comme un ange, puis, quand l’histoire de la petite bergère vint à ses oreilles, il se reprit, déclarant qu’il n’avait pas d’ailes, mais qu’il changeait de couleur. Il prétendait que la couleur était bleue ; le lendemain, ivre, il déclarait qu’elle était jaune. Personne ne sut réellement ce qu’il en était. Il y eut bien une poignée de téméraires qui se cachèrent dans les buissons qui jouxtaient la maison du pêcheur, mais personne ne le vit s’envoler. Alors, comme pour la première fois, on se lassa, et bientôt ce ne fut plus qu’une légende. On n’osa pas demander directement au pêcheur : il n’était pas d’ici, et l’on n’aurait voulu qu’il colporte que la sous-préfecture de Haute-Provence était hostile aux nouveaux arrivants.
Un autre événement occupait d’ailleurs la population : la fête votive approchait à grands pas. Elle était très réputée dans la région et l’on venait des quatre coins du pays pour y goûter les spécialités locales. La préparation prit beaucoup de temps, car rien n’était laissé au hasard. On oublia définitivement l’histoire incroyable de l’homme que l’on prétendait avoir vu voler.
La fête fut un véritable succès, et le sous-préfet félicita chaleureusement le maire. On avait fait venir des animaux incroyables ; les glaciers s’étaient surpassés ; l’affluence à un niveau jamais atteint.
Mais, le dernier jour, à l’apogée de cette fête votive, peu après midi, et tandis que la foule se pressait dans la rue principale, un homme avait été vu en train de voler. Cette fois, cela ne faisait plus de doute. On l’avait aperçu, virevoltant, sous le regard médusé des gendarmes qui n’avaient su que faire. On avait convié, dans la foulée, une cellule de crise, composée des mêmes personnes que lors du premier conseil. À ceux-là s’ajoutaient l’officier de gendarmerie, le juge du tribunal et le sous-préfet.
— Êtes-vous certain de ce que vous avancez ? demanda le juge.
— Vous n’étiez pas là, votre Honneur, vous ne l’avez pas vu, mais nous, nous l’avons vu ! Nous avons des centaines de témoignages, nous les avons recueillis, s’exclama le maire.
Pour appuyer ses propos, il sortit une liasse de feuilles recouverte de gribouillis qu’il déposa sur la table. Le juge et l’officier de gendarmerie s’en emparèrent et lurent certains passages d’un air soucieux.
— Cela parait tellement improbable, marmonna l’officier en lissant sa courte moustache.
— Et pourtant ! s’exclama le maire.
Le juge se tourna vers l’instituteur et vers le médecin, eux aussi présents.
— Qu’en pensez-vous messieurs, vous qui êtes des hommes de science ?
L’instituteur se racla la gorge.
— J’avoue que je n’ai jamais entendu parler d’une histoire pareille, mais peut-être a-t-on découvert un mécanisme qui…
— Peut-être est-ce un miracle ! Ou l’œuvre du démon ! s’écria le prêtre.
— Calmez-vous, mon père, calmez-vous !
La doyenne du village, Mme Lamarre, leva la main, et tous se turent respectueusement. D’une voix tremblante et faible, elle déclara :
— Le plus simple serait de lui demander.
Le juge haussa un sourcil. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, rasé de près, aux tempes grisonnantes. Avant qu’il ne puisse répondre, l’instituteur répondit promptement :
— Madame, je crains qu’il ne soit pas dans notre habitude que de confronter un homme à une rumeur aussi insensée le concernant…
— Nous n’avons plus affaire à une rumeur, Monsieur l’instituteur, le coupa le juge. Les preuves, si elles s’avèrent recevables, sont là.
Il brandit les pages griffonnées.
— Vous parlez de preuves, dit le médecin, comme si cet homme était coupable.
— Il l’est, s’écria le maire, il l’est ! Coupable de conduites contraires aux bonnes mœurs !
Le prêtre acquiesça vivement.
— Au-delà des mœurs, reprit le gendarme, il est un élément d’agitation. Nous nous trouvons dans la sous-préfecture, messieurs, l’ordre doit être maintenu, ou le préfet lui-même pourrait s’en mêler.
Tous frissonnèrent à l’évocation de cette éventualité.
— Que suggérez-vous ? s’enquit le médecin.
— De faire confiance à la justice, répondit le gendarme, et de juger cet homme pour atteinte à l’ordre public et outrage aux bonnes mœurs.
Le lendemain, les gendarmes arrêtaient le pêcheur à son domicile, malgré ses protestations. Il fut incarcéré à la gendarmerie, au nord de la ville. Le maire, le juge, le docteur Mustelier et l’officier le visitèrent à plusieurs reprises, mais ils ne trouvèrent qu’un homme simple, un homme qui de toute évidence ne savait pas ce qu’on lui reprochait. L’officier de gendarmerie l’interrogea, de nombreuses fois, mais il n’en ressortit rien. Lorsqu’on lui demandait par quel artifice il volait, il répondait qu’il ne savait pas, qu’il volait tout simplement, et qu’il ne comprenait pas pourquoi cela faisait de lui un coupable, car tout le monde pouvait voler s’il le souhaitait, et qu’il ne cherchait pas à nuire aux bonnes mœurs ni provoquer d’agitation, simplement à vivre en paix.
Ses mots furent retranscrits dans le journal local ; ils firent grand bruit. Si cet homme disait vrai, n’importe qui pouvait voler comme un oiseau. Bientôt, les jeunes gens du village s’essayèrent au vol, de toutes les manières possibles, mais rien n’y fit. Ils se cachaient dans la garrigue avoisinante, se juchaient sur des rochers de taille moyenne, et sautaient sur place. Certains prétendaient qu’avec un peu d’entrainement, ils sautaient de plus en plus haut, et que bientôt ils ne retomberaient plus. Mais les jours passèrent, et l’attraction terrestre reprenait inlassablement ses droits, et si les plus opiniâtres parvenaient à sauter légèrement plus haut qu’auparavant, ils retombaient malgré tout sur leurs pieds. Il fallut qu’une jeune femme saute du haut d’un platane et se blesse sérieusement pour que la folie cesse. On accusa alors le pêcheur, toujours emprisonné dans l’attente de son procès, d’avoir provoqué la blessure de la jeune femme en tenant des propos irréalistes et malsains.
Le jour du procès, il y eut un monde fou dans le village, car l’affaire était connue de tous. On vint même des Alpes et de la vallée du Rhône pour avoir une chance d’assister au jugement. La foule se massait sur la petite place du tribunal de la sous-préfecture. La gendarmerie avait appelé en renfort des unités provenant de la vallée de la Durance. À l’intérieur du tribunal, les bancs étaient pleins à craquer, et seule l’entrée de l’accusé mit fin au brouhaha qui agaçait le juge. On rappela les faits : le pêcheur, fils de pêcheur, était accusé de comportement contraire aux bonnes mœurs et de trouble à l’ordre public. Une jeune femme avait été blessée par sa faute. L’avocat qu’on lui avait attribué se lança dans une longue tirade :
— Votre honneur, cet homme, s’il a, à première vue, commis une erreur, n’a jamais cherché à faire du mal ni à choquer les bonnes gens de notre village. C’est un homme discret, tout comme l’est son épouse, et je ne vois rien à blâmer à cela. Quel crime y a-t-il à savoir voler, messieurs les jurés ? Cet homme, honnête, discret, bon chrétien, inconnu des services de police, et dont la marchandise est de qualité ; cet homme, oui, s’est envolé. Je ne vois pas pour ma part de crime ou de faute à cela.
L’avocat fit une pause pour reprendre sa respiration. Il suait à grosses gouttes, et son surpoids manifeste l’empêchait de se mouvoir aisément. Son dos était cambré, et ses mouvements se cantonnaient à l’agitation nerveuse de ses mains et au hochement régulier de sa tête, comme si approuver ses propres paroles leur donnait plus de poids.
— Ne condamnons pas trop vite ce qui est nouveau, reprit-il, ce qui nous est étranger. A-t-on fait emprisonner les frères Montgolfier lorsqu’ils ont contrarié notre perception de la physique et ont percé les nuages ? Non ! Gambetta lui-même n’a-t-il pas usé de cette glorieuse invention pour s’échapper des griffes de l’infâme Bismarck ? Ce procès, mesdames et messieurs, est un procès non pas contre un homme, mais contre le progrès, car les bonnes mœurs s’inquièteront toujours de son avancée. Je ne vois là qu’un homme qui, sans en avoir réellement conscience, est parvenu, sans mécanisme aucun, à s’affranchir du carcan que notre bipédie nous impose. Je demande à ce qu’on l’ausculte et que l’on s’inspire, plutôt qu’on ne l’enferme !
À la fin de sa tirade, un murmure s’éleva dans la salle. Beaucoup de personnes n’avaient jusqu’alors pas tourné le problème dans ce sens-là. Devaient-ils, désormais, admirer l’incroyable, l’impossible, eux qui ne voulaient pas d’histoires ? Le procureur, un homme grand et maigre aux cheveux blancs et au visage ridé, mit fin aux doutes qu’il sentait naitre dans l’esprit de l’assemblée.
— Messieurs les jurés, commença-t-il, ce n’est pas un procès contre le progrès que nous intentons, mais un procès contre le désordre. C’est-là une prévention nécessaire contre le chaos, le crime, et le libéralisme poussé à l’extrême. Que savons-nous réellement de l’accusé ? Très peu de choses, à vrai dire. Sa discrétion, citée en vertu, me parait extrêmement suspecte. S’il y a discrétion, c’est qu’il y a quelque chose à cacher. Qui ne nous dit pas que cet homme est un espion prussien, italien, ou même anglais, et que depuis l’atmosphère il nous observe pour mieux nous trahir ?
Il s’arrêta de parler, mais pointait désormais son doigt accusateur en direction du pêcheur qui se recroquevilla. Le procureur claudiqua au centre de la salle pour que tous puissent l’entendre.
— Et s’il venait à transmettre son savoir et que d’autres, comme lui, découvraient cet artifice qui permet de voler sans ailes ? Qui serait encore en sécurité ? Quelle fenêtre, même au dernier étage de nos maisons, là d’où nous ne soupçonnons pas que le danger puisse venir, ne saurait être brisée ? Quel bastion, même le plus fortifié, ne saurait être pris ? Quel soldat, aussi courageux soit-il, ne saurait être vaincu ? Plus personne, homme, femme, ou enfant, ne pourrait se promener sans craindre qu’un homme volant ne les agresse.
La tension était désormais perceptible. Les mères serraient leurs enfants plus forts, et les bourgeois se cramponnaient fébrilement à leurs bourses remplies.
— Ce procès, reprit le procureur d’une voix plus calme, est un procès entre eux, et nous. Eux que nos enfants miment au risque de se blesser grièvement. Eux qui ne sont peut-être pas, finalement, de la même race que nous.
Cette fois, la salle explosa en cris et en accusations fusant de toutes parts. Il fallut faire évacuer le tribunal par les gendarmes. La sentence tomba donc à huis clos. Une petite heure de concertation suffit à décider du sort de l’homme qui savait voler. On le condamna à une peine de prison de quatre ans, en prévention. On décida aussi qu’il serait transféré directement à la prison de la préfecture, à une quarantaine de kilomètres de là, afin de l’éloigner des passions.
— Si d’ici là de nouveaux éléments se présentent à nous, nous rouvrirons ce dossier, conclut le juge.
La condamnation fit grand bruit dans les villages alentour. Il sembla d’ailleurs que deux camps s’étaient formés. Ceux qui, comme beaucoup, pensaient qu’il valait mieux le malheur d’un homme plutôt que le désordre, car l’on savait trop bien en Haute-Provence ce qu’il en coûtait. Le souvenir du massacre des républicains par les troupes impériales, sur les contreforts de la montagne de Lure, était une plaie qui peinait à cicatriser.
D’autres, en revanche, estimaient que cet homme inconnu incarnait à lui seul une forme de progrès, et qu’au lieu de l’emprisonner, il aurait fallu s’en inspirer.
L’homme qui savait voler fut finalement emmené un mercredi à l’aube. Un gendarme monté vint le chercher au pied de la prison du village, non loin des anciens remparts. Le soleil n’était pas encore levé, mais à l’est une lueur grisâtre annonçait déjà sa venue. Il faisait un froid glacial pour un mois d’avril, et les villageois les plus âgés disaient ne pas avoir connu un tel froid depuis des décennies. Une barre nuageuse progressait lentement vers l’ouest, ce qui inquiétait le gendarme chargé d’escorter le pêcheur jusqu’à la prison de la préfecture. Celle-ci se situait à deux bons jours de cheval. Lorsque les chevaux s’élancèrent sur la route pavée, le gendarme ne put contenir davantage son inquiétude.
— Avec ce froid, il ne serait pas étonnant qu’il neige.
— Si tard dans l’année ? s’étonna poliment le pauvre pêcheur.
Leurs montures avançaient côte à côte. Le calme régnait dans les rues, que les lampadaires au gaz éclairaient encore. Un peu de vapeur d’eau sortait de la bouche du gendarme qui raffermit son manteau.
— J’en ai bien peur. Il ne faudrait pas que cela nous retarde.
Après une bonne demi-heure de route, ils quittaient les faubourgs de la ville et s’élançaient en direction des Alpes. En fin de matinée, avant même qu’ils n’atteignent la vallée de la Durance, ils furent surpris par la neige. Celle-ci était lourde, et bientôt ils furent trempés. Un manteau blanc recouvrit la campagne environnante, et avec lui le silence s’installa. Les oiseaux ne chantaient plus. Le gendarme et son prisonnier ne croisèrent personne sur la route ni dans les bourgs qu’ils traversaient, comme si le temps s’était arrêté.
Vers midi, la neige cessa de tomber. Ils avaient traversé la Durance un peu plus tôt, et progressaient d’un bon pas vers la préfecture. En fin de journée, tandis qu’ils sortaient d’un bourg, le gendarme eut une frayeur : en se retournant pour s’assurer que son prisonnier, peu causant, se portait bien, il trouva la selle vide.
— Il s’est enfui ! s’écria-t-il, stupéfait.
Mais sur la route derrière lui, il n’y avait que les traces des sabots de leurs chevaux. Il secoua la tête à droite, puis à gauche, avant de songer à lever le nez. Il aperçut alors, de ses propres yeux, son prisonnier volant à quatre ou cinq mètres de hauteur. Plus étonnant encore : il s’était manifestement assoupi.
— Hé ! Oh ! cria le gendarme.
L’homme se réveilla, jeta un œil en dessous de lui, et sans effort apparent redescendit vers le cheval. Il ne sourcilla pas lorsque le gendarme attacha ses menottes à une longue corde reliée à la selle du cheval, pour s’assurer qu’il ne recommencerait plus. Ils aboutirent peu après à l’entrée de la vallée dans laquelle la préfecture se trouvait, et firent halte dans un refuge désert où ils pourraient passer la nuit. Du bois sec y avait été entreposé pour réchauffer les voyageurs surpris par le mauvais temps. Il neigeait à nouveau.
Le lendemain, ils reprirent leur route plein nord, atteignant les faubourgs de la préfecture tôt dans la matinée. Ils ne croisèrent pas âme qui vive. Les fermes qu’ils dépassaient étaient de toute évidence habitées, comme en témoignait la fumée qui s’échappait de leurs cheminées. Mais aucun fermier ni voyageur ne s’aventurait sur les routes.
Ils parvinrent aux abords de la préfecture vers neuf heures. Cernée par les montagnes, elle incarnait un passage obligé pour accéder aux villages les plus reculés des Alpes. Ce matin-là, les cimes n’étaient pas visibles, cachées derrière le manteau nuageux. Quelques flocons tombaient encore, mais par endroits la route était dégagée. Les pas des chevaux claudiquèrent à nouveau tandis qu’ils passaient sur le pont enjambant la rivière. La ville avait été, comme beaucoup d’autres, libérée de ses remparts une décennie auparavant, et désormais de grands boulevards la traversaient de part en part.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la rue principale, le gendarme, pris d’un mauvais pressentiment, se retourna pour vérifier que son prisonnier le suivait toujours. Il vit, avec surprise, que celui-ci s’était à nouveau élevé de quelques mètres, bien qu’étant retenu par la corde. Perdu dans la contemplation de ce phénomène étrange, il ne remarqua pas tout de suite que son cheval s’était arrêté. Lorsqu’il s’en aperçut, il se tourna pour faire face à la route, et assista à un spectacle effroyable.
Face à lui, des dizaines de personnes – gentilshommes, dames de bonne famille, mais aussi ouvriers, commerçants, enfants – l’observaient avec curiosité. Ils volaient, tous, sans exception, certains virevoltant même comme des oiseaux. Ils tournaient autour de lui, dans une clameur grandissante, hélant les passants qui se joignaient à la ronde. Ils criaient, hurlaient, vociféraient, riaient, se moquaient. Peut-être se demandaient-ils pourquoi l’un des leurs était attaché au bout d’une corde, comme un vulgaire voleur de bétail. Du désordre émergeait ce que tout homme de loi redoute et abhorre, un tribunal de rue, un tribunal où les badauds deviennent juges et le peuple se fait justice. Le gendarme ne pouvait bouger, paralysé par la peur. Il observait, hagard, cette farandole d’horreur, ce chaos fantastique qui se produisait devant lui. Et, parmi ce cortège incroyable, il aperçut un vieillard qui le pointait du doigt.
Un doigt qui semblait déjà l’accuser, lui : l’homme qui ne savait pas voler.
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