Artiste image d’en tête : NASA/JPL-Caltech
Une nouvelle spatiale en 5 épisodes.
Temps de lecture estimée : 12mn
Episode 1 : Des nouvelles de l’espace
Episode 3 : La caravelle terrienne
Episode 4 : Avez-vous essayé de débrancher puis rebrancher l’appareil ?
L’oxygène rafraichit ses poumons et alimenta son cerveau. Elle détacha le câble métallique qui la retenait au vaisseau, et ordonna d’une voix calme :
– Artilleuse, essayez de les retenir au maximum. Il me faudra cinq minutes.
– Entendu.
Elle bascula sur un nouveau canal.
– Capitaine Kalinga, je suis désolée. Nous agissons tous les deux pour sauver Solar IV, mais avec des méthodes différentes. Je dois poursuivre.
Venka n’attendit pas sa réponse et coupa ce canal de communication puis pénétra dans la salle de contrôle. Elle devait mesurer dix mètres carrés environ. Des câbles reliaient une demi-douzaine d’écrans qui affichaient des lignes de code. De nombreuses diodes de couleurs clignotaient alternativement.
– Capitaine, dit le Contrôleur 1. Vous êtes en direct.
Et, en effet, tous les écrans de la station avaient subitement basculé. Dans les abris, les enfants, adultes, vieillards observaient, sans la comprendre, la scène qui se déroulait devant eux. Une caméra embarquée sur le casque d’une tenue de cosmonaute filmait tout ce que la capitaine faisait. La vue subjective impressionnait les enfants car ils avaient l’impression d’être dans ses bottes. Une vignette, en haut à droite de l’écran, renvoyait également le visage pâle de celle qui évoluait maladroitement dans la salle de contrôle. La voix mal assurée du capitaine Stone résonna parmi le cylindre :
– Bonjour à toutes et à tous. Je suis le capitaine Stone, des forces de sécurité extérieures. Comme vous le savez probablement, la Terre et l’OSU ont pris contrôle du vaisseau à distance. Notre assemblée n’a pas réagi, car si elle l’avait fait, elle aurait mis chacune et chacun d’entre vous en danger de mort. C’est donc à l’initiative d’un groupe restreint d’individus, dont je fais partie, que nous essayons actuellement de reprendre les rênes et de relancer la rotation du cylindre.
Des chuchotements d’approbation soufflèrent dans toute la station. Un élan de fierté naquit dans les cœurs des solariens. Sauf, peut-être, pour celui qui regardait, effrayé, ce qui se déroulait à l’écran. Bachir avait rapidement reconnu sa compagne. Il pressentait le danger, et enrageait d’être bloqué dans l’abri sous la librairie.
– Contrôleur 1, dit Venka, dites-moi comment faire.
– Vous devez dévisser la plaque qui protège la prise, sur votre droite. Il doit y avoir une boite à outil dans la caisse sous les ordinateurs.
Venka se dirigea vers la boîte. Dans son oreillette, elle entendit un bruit sourd.
– Capitaine Stone !, s’écria l’artilleuse. Les vaisseaux d’interception nous ont harponnés. J’ouvre le feu.
Les canons spatiaux grésillèrent. Venka songea à quel point ils feraient un boucan infernal s’ils n’étaient pas dans le vide spatial où le son ne se propageait pas. Seules les vibrations de la carlingue du vaisseau étaient audibles dans son oreillette. Elle coupa la communication et se concentra. Une dizaine de vis protégeaient la prise d’alimentation des ordinateurs et le temps pressait. Il lui fallait les dévisser pour qu’elle puisse redémarrer la parabole. Dans le cylindre, la direction de la sécurité hésitait : devait-elle soutenir ou empêcher la mission du capitaine Stone ? Bachir, lui, ne tenait plus : il se détacha et flotta en direction de la sortie. Ses collègues voulurent le retenir mais rien n’y fit. A l’extérieur de la librairie, les gyrophares rouges éclairaient par intermittence les objets qui flottaient dans le ciel – des livres, des dizaines de livres de la librairie qui s’échappaient doucement. On avait abaissé la luminosité du soleil, à l’image d’un crépuscule, comme si le cylindre était en veille. Des bulles d’eau éclataient doucement sur les murs des maisons, se divisaient en gouttes, qui à leur tour se propageaient dans les airs. Au loin, des véhicules de sécurité volaient à petite allure, probablement à la recherche de personnes à secourir. Bachir n’avait qu’une chose en tête : aller convaincre les responsables politiques de la station de laisser sa compagne agir.
Dans la tour de contrôle de la parabole, Venka avait finalement réussi à retirer la quasi-totalité des vis. Sa respiration lui paraissait assourdissante, l’air épais.
– J’y suis presque, Contrôleur 1.
– Parfait. Votre équipage est en difficulté, mais s’en tire plutôt bien. Votre artilleuse a fait sauter le système de propulsion d’un vaisseau et provoqué une fuite d’oxygène sur l’autre. Les équipages ont été récupérés par un troisième qui a dut les rapatrier. Les deux vaisseaux restants ont pris votre équipage en chasse. Votre vaisseau a perdu un propulseur.
– Et sur Mars ?
Contrôleur 1 fit une pause avant de répondre :
– Il faut se presser capitaine.
A l’intérieur du cylindre, Bachir avançait péniblement de maison en maison, flottant à mi-hauteur, et s’accrochant au moindre rebord, à la moindre aspérité. Au fond de lui il savait à quel point son entreprise était folle : il n’arriverait jamais à la ville principale à temps. Mais l’angoisse qu’il ressentait à l’idée que Venka puisse-t’être blessée surpassait tout. Il ne supporterait pas davantage de la regarder combattre sans agir – il devait bouger, flotter, voler, peu importait qu’il réussisse ou non, peu importait qu’il s’échoue sur le soleil famélique que les humains extra-terrestres avaient recréé. Il se débattrait vainement, symboliquement, comme pour signifier à l’univers qu’il n’acceptait pas le malheureux sort qu’il semblait vouloir lui réserver. Distrait, il heurta de l’épaule un angle de mur et son corps s’éleva soudain de quatre mètres. Il tournoya bêtement dans les airs, sans pouvoir s’arrêter. Le frottement avec l’air et la collision avec de petits objets ralentirent peu à peu sa rotation, et lorsqu’il se stabilisa, il se tenait loin au-dessus des toits, incapable de regagner le sol. Il jura intérieurement contre sa maladresse.
De son côté, Venka venait de réussir à débrancher la prise qui alimentait le réseau informatique de la parabole.
– Contrôleur 1, c’est bon pour moi ! A vous de jouer !
– Bravo Capitaine. Vous pouvez rebrancher, je me tiens prêt.
Venka s’exécuta. Les diodes clignotèrent et les terminaux d’ordinateurs affichèrent des suites de code.
– Qu’en est-il de l’équipage du vaisseau ?
– Laissez-moi me concentrer, grogna le contrôleur.
Dans son oreillette, elle entendait les tapotis du clavier d’ordinateur. Le temps sembla s’allonger. Elle se savait observée par des milliers de personnes, et cela la paralysait. Devait-elle sortir ? Devait-elle s’adresser à eux ? L’entendaient-ils toujours ? Incapable de tenir en place, elle se dirigea doucement vers la trappe par laquelle elle était entrée. Depuis l’encadrement, elle aperçut, sur sa gauche, un vaisseau à la dérive, probablement un de ceux qui avait été touchés. A sa droite, une bataille silencieuse se déroulait entre deux vaisseaux qui se pourchassaient. Ils s’étaient mutuellement harponnés, et cherchaient à se mettre hors d’état de nuire sans pour autant porter de coup fatal aux équipages qui se trouvaient à l’intérieur.
– Tenez le coup, marmonna Venka.
Soudain, un des vaisseaux fit une embardée, et heurta l’autre violemment. Ils basculèrent dangereusement en direction de la tour dans laquelle se trouvait Venka.
– Ici Capitaine Stone, j’appelle le vaisseau leader ! Vous m’entendez ?
Aucune réponse ne lui parvint. Les vaisseaux étaient quasiment sur elle.
– Vaisseau leader vous foncez sur moi !
Venka se jeta en arrière pour se réfugier à l’intérieur de la tour de contrôle. Plusieurs plaques métalliques se détachèrent des véhicules et frappèrent la tour à divers endroits. Les deux vaisseaux, eux, s’éloignèrent à nouveau. Le contrôleur s’exclama :
– Que s’est-il passé ?
– La bataille spatiale a provoqué quelques dégâts ici.
– La tour s’est bloquée sur le mode « sécurisé ». Il faut que vous la relanciez en manuel.
– Comment ça ?
– Il faut que vous grimpiez au-dessus de la salle de contrôle. Vous y trouverez une antenne sur laquelle vous pourrez désactiver le protocole d’urgence, sans quoi la parabole ne repartira pas. Et s’il elle ne repart pas, je ne peux pas relancer la rotation du cylindre !
Venka inspira un grand coup. Son corps tremblait. Elle jeta un œil aux indicateurs verts qui s’affichaient au coin de son écran. « 45% d’oxygène restant, je suis large », songea-t-elle. En sortant prudemment de la salle, elle aperçut des débris qui s’éloignaient. L’antenne était accolée à la salle de contrôle et ne mesurait que cinq ou six mètres. Des échelons permettaient d’aller jusqu’au bout. Venka se dépêcha d’accrocher son harnais à la barre de sécurité et entama sa montée. Au loin, elle vit les deux vaisseaux, toujours en pleine lutte et pris de rotations incontrôlées. Un balai mortel qui les faisait à nouveau se rapprocher dangereusement.
– Ils reviennent !
– Agrippez-vous à ce que vous pouvez, Capitaine !, s’écria le contrôleur.
Ils passèrent en silence juste au-dessus d’elle et l’évitèrent de justesse. Venka s’empressa d’atteindre le sommet de l’antenne.
– Que dois-je faire ?
– Il y a un levier rouge qui doit être abaissé. En sautant, il a coupé l’alimentation de la parabole afin d’éviter qu’un court-circuit n’endommage d’autres appareils.
– N’est-ce pas dangereux pour le cylindre ?
– Les risques sont mesurés.
Venka haussa les épaules, avisa le levier et l’abaissa. Elle entendit le Contrôleur tapoter frénétiquement sur son clavier d’ordinateur. Les secondes s’allongèrent. Elle avait terriblement chaud dans sa combinaison. Elle chercha du regard les vaisseaux mais eu rapidement le tournis. La capitaine se tourna à nouveau vers le levier. Sa mâchoire était crispée. Les doigts du contrôleur continuaient de s’activer. Elle s’impatienta :
– Alors ?
Le contrôleur ne répondait plus. Ce silence ne fit qu’accroitre son anxiété. Et s’ils échouaient, si près du but ? Et s’ils ne parvenaient pas à reprendre le contrôle sur le cylindre ? La Terre étendrait son contrôle aux quatre coins du système solaire. Un contrôle que chaque citoyen stellaire avait réussi, jusqu’à présent, à limiter. Les millions de kilomètres jouaient en leur faveur. Il faudrait peut-être se battre, frontalement, au risque de détruire tout ce que les êtres humains avaient construit ces deux derniers siècles. « Echouer si près du but », songea-t-elle. Si près de venir une espèce interstellaire. Le contrôleur reprit soudain la parole en criant :
– C’est bon ! C’est bon, Capitaine ! Nous avons repris le contrôle ! Je relance la rotation du cylindre et je m’occupe des transmissions terriennes. Prévenez les solariens !
– Formidable !
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle parla à voix haute :
– A tous les habitants du cylindre : je ne sais pas si vous avez entendu, mais nous avons réussi notre mission ! Solar IV va reprendre sa rotation pour restaurer la gravité. Des objets risquent de retomber : restez bien à l’abri tant qu’elle n’est pas pleinement rétablie. Je ne sais pas ce qu’il va se passer ensuite, peut être vais-je être jugée pour…
Un objet dur frappa violemment son dos. Elle eut tout juste le temps de pousser un cri avant que sa vue ne se trouble. Puis, le néant. Le noir absolu.
Elle perdit connaissance. Le temps s’écoula, lentement, ou rapidement, impossible de le savoir.
Un battement de paupières.
Un rayon lumineux.
L’obscurité, à nouveau.
Un nouveau rayon de lumière.
Lorsque Venka revint à elle, les étoiles tournaient doucement autour d’elle. Elle avait la nausée. Le cylindre apparut à gauche, dans son champ de vision, avant de disparaitre à droite.
– Contrôleur 1 ?, grogna-t-elle.
– Capitaine Stone, vous me recevez ?
– Oui, je vous entends. Les vaisseaux m’ont heurté, je crois que je dérive. Ma combinaison n’a pas l’air percée.
– Ce sont surement des débris, Capitaine, répondit-il d’une voix inquiète. Pouvez-vous me dire si vous voyez la station ?
Les étoiles tournaient toujours. Le soleil, au loin. Venka vit à nouveau le cylindre passer. Il lui parut très petit.
– Oui, je la vois. Elle est très loin, désormais. Combien de temps ai-je perdu connaissance ?
– Quinze minutes environ. Le choc devait être violent. Je vous envoie des secours.
– Vous ne me trouverez pas, répliqua Venka, c’est une perte de temps.
Elle dérivait rapidement. Le cylindre disparut, encore.
– Qu’en est-il de Mars ?, s’enquit-elle.
– J’ai inondé les troupes terriennes d’informations erronées. Je crois que ça marche, ils prennent des décisions absurdes. Les martiens ont de fortes chances de l’emporter. C’est incroyable la vitesse à laquelle cette révolution se mène.
Venka sourit.
– Et le cylindre ?
– La gravité est de 0,8. Encore une dizaine de minutes et nous reviendrons à 1.
– Excellente nouvelle.
Elle pensa soudain à Bachir, et son cœur chavira. Il ne lui pardonnerait jamais de l’avoir abandonné.
– Suis-je encore en direct ?
– Toujours.
Elle inspira un grand coup et déclara :
– Bachir, je ne sais pas quoi dire, à part que je suis désolée. J’aurais aimé… j’aurais aimé que nous puissions passer plus de temps ensemble. Prendre le temps de vivre.
Elle inspira difficilement. Sa poitrine était nouée. Sa déclaration publique lui parut soudain stupide. Mais elle poursuivit :
– Il y a des révolutions qui emportent avec elles des milliers de destins. Elles s’écrivent avec une encre faite de vies humaines. Aujourd’hui je ne suis qu’une goutte parmi d’autres.
Une larme alla rebondir sur la vitre de son casque. Elle renifla. Elle ne le savait pas, mais Bachir venait tout juste d’être secouru par la sécurité intérieure. Il ne verrait pas son message en direct.
– Je t’aime, conclut-elle simplement.
Sa voix se brisa. Elle ferma les yeux, puis elle s’adressa au contrôleur :
– Contrôleur 1 ? Je n’ai aucune chance de m’en sortir désormais.
– Je… Je ne sais pas, bredouilla-t-il. Il faut garder espoir. Je suis en train d’essayer de vous localiser. Vous bougez vite.
– Laissez tomber, ordonna Venka.
– Laissez-moi me concentrer.
– Contrôleur, c’est un ordre. C’est absurde, vous le savez. Je suis trop petite pour que vous puissiez me localiser. Ne perdez pas bêtement votre temps. Il n’y aura pas de fin heureuse à cette histoire pour moi.
Elle s’interrompit un instant avant de reprendre :
– Je ne vous ai pas demandé votre prénom.
– Est-ce bien nécessaire ?
Elle secoua la tête pour elle-même. Il avait raison.
– Je vais vous demander de couper le direct s’il vous plait.
Il pianota un instant.
– C’est fait.
– Parfait. Vous pouvez aussi éteindre mon canal de communication.
Le contrôleur lâcha un hoquet de surprise.
– Comment ça ?
– Je n’ai plus besoin de vous. Je ne souhaite pas que vous assistiez à ma mort.
– Mais…
– Arrêtez de discuter, c’est assez dur comme ça, le coupa-t-elle.
Elle l’entendit inspirer profondément.
– Bien, répondit-il. Il ne me reste qu’à vous dire au revoir.
– Au revoir, Contrôleur 1. Vous avez fait un superbe travail.
– Au revoir Capitaine Stone. Vous serez à jamais l’héroïne sacrifiée de l’indépendance martienne.
Et ce fut le silence. Un silence lourd, un silence de mort. Les étoiles semblaient l’observer, intriguées par la présence de cet astre étrange. Le cylindre les avait rejointes, loin à l’horizon. Une étoile plus brillante que les autres. Alors, sans réfléchir davantage, Venka prononça trois fois son code de sécurité et désenclencha son casque. Il se détacha en silence et se perdit derrière elle.
On lui avait menti. On ne mourait pas dans l’espace. L’air était frais. Le soleil était doux. On y flottait avec aisance. Comme un enfant dans le ventre de sa mère. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Le vide englobait tout : les étoiles, les planètes, la matière et l’antimatière ; la Terre, Mars, les êtres humains, les vies heureuses, les vies ratées.
On lui avait menti. L’espace berçait, il libérait, il accompagnait Venka dans un voyage qui n’aurait pas de fin. L’espace était une mer sans vagues qui ne connaissait pas le jour ; chaque étoile, un phare inamovible, inatteignable, un peu d’espoir pour le marin égaré.
On lui avait menti. Le regard de Venka parcourut ce monde merveilleux dans lequel elle avait plongé malgré elle. Rien ne la séparait du vide, ni paroi, ni hublot, ni casque. Seulement sa peau, ses os et ses muscles. Un bout d’être fini dans un référentiel infini.
Elle n’eut pas le temps de souffrir. Le soleil, bien que lointain, brûla l’arrière de son crâne tandis que son visage se congelait. L’air lui manqua. Son sang se mit à bouillir. Son corps fût pris d’un ultime soubresaut lorsque son cœur s’arrêta. Puis sa conscience se délita lentement, comme un pissenlit soufflé par le vent, et les cellules de sa peau se séparèrent les unes des autres.
On lui avait menti. On ne mourait pas dans l’espace. On redevenait ce que l’on avait toujours été.
De la poussière d’étoiles.
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