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Dans son dos, la planète la soutenait tel un mur rassurant contre lequel on s’appuie. Aucun danger ne pouvait surgir de ce côté-là. A travers les âges, la Terre l’attendait ; un repère, un phare pour la raison. La gravité, qui retenait Zoé au sol, lui permit de reprendre ses esprits. Ce plongeon avait été particulièrement éprouvant. Lentement, elle fit jouer ses articulations et prit de grandes inspirations pour chasser l’écoulement temporel de ses poumons. Elle put finalement ouvrir les yeux.
La nuit était déjà tombée. Le sol exhalait une forte odeur d’humus, un vrai bonheur après ces semaines de confinement. Zoé s’assit et sortit une oreillette de sa poche.
− Nom de Zeus, Marty !, s’exclama la voix de Julia depuis 2020.
La développeuse commençait à vraiment prendre plaisir à cette aventure.
− Oui, répondit Zoé sans relever la référence cinématographique. Je suis bien arrivée.
− Ok, je te refais pas le speech sur les photos ?
− Non ça ira. J’ai combien de temps ?
− 45 minutes. Et encore, c’est gentil, il faudra rogner sur ton dernier plongeon pour compenser ton retard.
− D’accord, je ne traine pas. A tout à l’heure.
L’archéologue prit consciencieusement des photos du lieu d’arrivée. C’était encore une forêt. La température, plutôt douce, indiquait qu’il s’agissait d’un soir d’été. Zoé s’élança dans une direction, un peu au hasard. Elle espérait sincèrement ne pas s’être trompée. L’année et le lieu devaient concorder. Mais comment être sûre de l’heure et du jour ? Quelles archives, quels historiens croire ? A vrai dire, elle n’en savait rien. Elle s’en remettait à la chance, à l’intuition.
Elle peinait à s’orienter dans cette forêt sombre. Les ronces, les fougères, l’irrégularité du sol rendaient chaque nouveau pas plus compliqué que le précédent. Elle avançait avec précautions pour ne pas se tordre une cheville. Une odeur effleura ses narines. L’espace d’un instant, elle crut à un upwelling. C’était une agréable odeur de feu de bois et de pot-au-feu. Mais contrairement à l’upwelling, elle ne ressentit pas de vague de nostalgie. Loin derrière les arbres, Zoé repéra une lueur orangée et scintillante. « Un feu », songea Zoé. Elle avança prudemment vers celui-ci.
Elle aboutit dans une vaste clairière. Le feu se trouvait de l’autre côté. Décidée à aller y voir de plus près, elle fit un pas en avant… qui s’enfonça légèrement. Déséquilibrée, elle tomba à quatre pattes, et ses mains s’enfoncèrent elles aussi dans le sol, avant de remonter. Prise de panique, elle s’immobilisa, le temps de comprendre ce qui se passait. Quelque chose bondit à sa droite et la fit sursauter.
− Un poisson !, s’écria-t-elle à haute voix. Mais alors je suis…
La jeune femme se remit prudemment sur ses pieds.
− Je suis sur l’eau !
Il s’avéra que la clairière était un lac. Un lac aux eaux noires, qui sentait la tourbe et la géosmine. Les crapauds siffleurs et les grillons s’en donnaient à cœur joie. Une luciole virevolta devant Zoé. Elle pouvait marcher sur l’eau ! Elle avait l’impression d’être sur un trampoline sans rebond. Elle avança d’un pas, puis d’un autre, trébucha, se rattrapa, et avança à nouveau. Lentement, elle rejoignit l’autre rive. A deux mètres du bord, ses pieds effleurèrent le sol, sous l’eau.
Le feu qu’elle avait aperçu avait été allumé pour un campement. Des éclats de voix en provenaient. Mais avant de pouvoir s’y rendre, elle se figea. Dans l’obscurité qui régnait au bord du lac, une silhouette se tenait debout, immobile. La vision avait quelque chose d’angoissant, et sous l’effet de surprise l’archéologue fit un pas en arrière, perdit l’équilibre et tomba à la renverse. Une fine onde se forma sur l’eau et alla mourir contre la berge. La silhouette s’accroupit. A sa petite taille, Zoé comprit qu’il s’agissait d’un enfant.
Elle s’approcha doucement, à quatre pattes. C’était un petit garçon aux cheveux bruns et à l’air boudeur. Bien qu’éloignées, les flammes du foyer jouaient avec ses traits. Dans son regard triste brillait la curiosité ingénue des enfants en bas âge. Il devait avoir cinq ans tout au plus. Il se releva un peu gauchement, et fixa un point au milieu du lac, derrière Zoé. Un beau sourire naquit sur ses lèvres.
Intriguée, Zoé chercha l’origine de ce bonheur sincère. La lune venait de percer à travers la frondaison des arbres, et sa lumière baignait désormais le lac. En son centre se trouvait désormais une femme vêtue de blanc. A l’inverse de Zoé, elle avança avec aisance et légèreté au-dessus de l’eau. C’était une quinquagénaire aux cheveux argentés et aux yeux très clairs, qui arborait sur son front un médaillon en forme de goutte. Zoé était émerveillée par cette apparition. Lorsque la dame aux cheveux d’argents fut tout près de l’enfant, elle posa une main sur sa joue et chuchota :
− Tout ira bien, tu verras.
Le petit garçon hocha la tête, peu convaincu.
− N’oublie jamais qui tu es, ni d’où tu viens.
Il acquiesça à nouveau en retenant ses larmes et se serra contre elle.
− Nous nous reverrons, je te le promets. Peut-être dans dix ou quinze ans. Tu auras bien grandi et parcouru le monde. Tu auras rencontré un empereur et vu mille merveilles. Mais c’est ici, dans ce pays, que s’écrira ta légende.
Elle se détacha de l’étreinte de l’enfant qui se frotta les yeux. Autour d’eux, le temps semblait d’être arrêté. Les grenouilles, les insectes et les oiseaux nocturnes se faisaient discrets. La femme aux cheveux d’argents soupira :
− Bientôt, l’empire ne sera plus, pour de bon cette fois. Nul ne sait ce qui adviendra après sa chute.
Elle fit une pause, et Zoé put lire dans ses yeux immenses toute son inquiétude.
− Prends soin de toi, conclut-elle finalement.
Le voile invisible qui protégeait cet instant tomba. Le bruits alentours redevinrent plus prenants. Depuis le campement, une voix féminine appela :
− Arthur ?
Souriante, la femme aux cheveux d’agents mit un doigt sur ses lèvres et s’éloigna sur le lac en reculant.
− Arthur ?, appela à nouveaux la voix. Où vous cachez-vous ?
Instinctivement, Zoé rejoignit la femme aux cheveux d’argents qui s’était immobilisée en retrait pour observer la scène. Un homme à la longue barbe et une femme à l’air distingué s’approchèrent de l’enfant. L’homme tenait un cheval par la bride.
− Arthur !, s’exclama la femme.
L’enfant ne répondit pas. Elle se pencha vers lui.
− Bien, c’est ici que nos chemins se séparent. Je suis désolée que ce départ soit précipité, mais nous n’avons pas d’autre choix.
− Mère, répondit-il d’une voix tremblante, je ne veux pas partir. La… La Dame du…
Il pointa du doigt la femme aux cheveux d’argents qui se tenait à côté de Zoé. La mère du garçon scruta le lac dans la direction qu’il indiquait, mais elle ne la vit pas. Elle lui était de toute évidence invisible. L’homme, en revanche, fit un imperceptible mouvement du menton en direction de la femme aux cheveux d’argents qui lui sourit en retour.
− C’est ainsi, trancha froidement la mère de l’enfant. Vous devez partir. Vous apprendrez que les chefs de guerre ne font pas toujours ce qu’ils veulent. Ils font face à l’adversité avec noblesse et bravoure.
− Mais… Maman…
− Pas d’effusion de sentiments, je vous en prie. Nous n’avons pas de temps à perdre.
Sentant l’enfant sur le point de pleurer, elle adoucit le ton et s’agenouilla près de lui.
− Vous partez sur le champ. Vous chevaucherez nuit et jour jusqu’à la côte. Vous irez en Gaule, puis à Rome.
Elle leva la tête vers l’homme qui restait en retrait, avant de poursuivre :
− Vous serez enrôlé dans la légion romaine. On vous y apprendra à vous battre et à vous défendre. C’est le seul endroit où vous serez en sécurité.
Zoé était suspendue à ses lèvres.
− C’est le seul endroit où Uther Pendragon… Votre père… Notre roi… Ne viendra pas vous ôter la vie.
− Dame Ygerne, dit l’homme d’une voix rocailleuse, il nous faut partir.
− Je sais, Merlin.
L’enfant s’assit par terre en croisant les bras, en signe de défi. Sa mère, Ygerne de Tintagel, l’observa un instant encore. Puis elle fit un signe à Merlin. L’homme saisit l’enfant et le jeta sur son épaule.
− Non !, cria le petit garçon. Non ! Non !
− Soyez digne, Arthur Pendragon, répondit Ygerne. Soyez digne d’Excalibur et de l’île de Bretagne.
− Mère !
Merlin se hissa sur sa monture et plaça l’enfant devant lui.
− Mère !, cria désespérément Arthur.
− Partez, Merlin, ordonna-t-elle.
L’homme hocha la tête et lança son cheval au galop. Le bruit des sabots s’éloigna rapidement. Lorsqu’ils eurent disparu, Ygerne fondit en larmes et s’assit sur la berge en essayant de contenir ses sanglots. Un upwelling se leva. Zoé sentit le courant passer sur elle. Contrairement au plongeon précédent, elle garda son calme. Elle laissa le courant retomber, et ses souvenirs du passé disparaitre dans les remous de sa mémoire. Ce premier upwelling était le signe qu’elle devait rentrer.
Ygerne finit par se calmer. Bras croisés, elle observait les étoiles. Une intuition naquit dans l’esprit de l’archéologue. Elle sortit précipitamment le carnet de son sac et entama un croquis grossier. Le geste d’Ygerne n’était pas sans rappeler une autre scène, un millénaire plus tard ; celle d’un chevalier déchu au cœur d’une Provence meurtrie. Un regard vers les étoiles après un déchainement de colère et de désespoir.
− C’est là : le déclic.
Zoé sursauta. Son crayon traça un trait sur le carnet. C’était la femme aux cheveux d’argents qui avait parlé. Elle se tenait toujours à côté de Zoé et observait Ygerne de loin. « S’est-elle adressée à moi ? », se demanda l’archéologue en se relevant.
− Euh… Coucou ?, essaya-t-elle sans conviction.
− Coucou !, répondit la dame aux cheveux d’argents en se tournant vers la jeune femme.
Cette fois Zoé bondit en arrière.
− Vous… Vous m’entendez ?
− Et je vous vois.
− Mais… C’est impossible !, s’exclama Zoé, ébahie.
L’eau sous ses pieds s’agitait doucement.
− C’est plutôt votre présence ici qui remet en question ce qui est possible et impossible, vous ne trouvez pas ?, demanda astucieusement la Dame du Lac.
Elle arbora un sourire chaleureux qui rassura Zoé.
− Mais vous ne serez pas là très longtemps, alors autant aller à l’essentiel voulez-vous ? Vous êtes ici en quête de réponses.
− Oui.
− Et les questions que vous vous posez sont en rapport avec les fléaux qui s’abattent sur les Hommes.
Zoé opina du chef, toujours sous le coup de la surprise.
− Comment le savez-vous ?
− Oh, ce n’est pas très difficile à deviner. Vous apparaissez aujourd’hui, alors que le plus puissant empire de ce monde s’apprête à imploser – une implosion qui n’est un secret pour personne. Les épidémies, les guerres, la corruption, et sa soif de puissance, auront eu raison de lui. Vous apparaissez ici, sur l’Île de Bretagne, alors que l’enfant désigné par les Dieux pour régner sur le Royaume de Logres fuit son pays, pourchassé par son propre père.
− Pourquoi est-il emmené à Rome ?, demanda Zoé.
− Il sera enrôlé dans la légion sans nom et sans titre. Personne, à Rome, ne saura qui est Arthur, le breton orphelin. Quand il reviendra, il bâtira un royaume puissant qui ira de l’Orcanie jusqu’à Gaunes.
− Pas si vite, grommela Zoé qui essayait de prendre des notes. Comment savez-vous tout ça ? Comment pouvez-vous être sûre que Rome s’apprête à sombrer ?
− Vous êtes une navigatrice, répondit la Dame du Lac. Le temps est votre océan. Si vous avez décidé d’accoster ici, c’est parce que notre époque revêt un intérêt particulier, n’est-ce pas ? Vous qui arborez le pavillon d’une autre temporalité, seriez-vous venue en temps prospères ?
Elle ponctua sa tirade par un clin d’œil complice. Un upwelling beaucoup plus fort que le précédent frappa Zoé. Un amour d’adolescente. Une remise de diplôme. Une chute de vélo. Une peluche perdue. Elle suffoquait. Elle lutta contre la sensation, secoua la tête, se plia en deux, et le courant reflua. Essoufflée, elle demanda :
− Tout à l’heure, quand Ygerne regardait les étoiles, vous avez parlé de déclic… . Pourquoi ?
− Vous avez déjà la réponse à cette question.
− Euh non, rétorqua Zoé. Non, c’est bien pour ça que je vous la pose.
− Si vous cherchez en vous, vous…
− Ah non, merci !, coupa la jeune femme. Le couplet sur « la réponse est en soi » : non. Je suis épuisée, je n’ai pas dormi depuis vingt heures. J’ai déjà fait un aller-retour à travers le temps, c’est mon deuxième voyage et le temps presse, alors s’il vous plait : des réponses claires, précises, pas d’énigmes. Et pardon si je suis un peu sèche, j’ai conscience que vous êtes une… une… légende ? Vous ne devriez d’ailleurs même pas exister, mais j’ai un peu dépassé le stade de la question existentielle sur ce qui est réel ou imaginaire. Parce que si vous existez, ça signifie que vos Dieux existent aussi.
− C’est le cas, répondit calmement la Dame du Lac.
Zoé resta une seconde interdite, avant de reprendre, dubitative :
− Les Dieux existent. Ok, bon. Je ne sais pas trop quoi répondre à ça.
− Nos Dieux existent. Vos Dieux existent. Tous les Dieux existent. Ils existent tant qu’il y a des Hommes pour croire en eux. Les Dieux romains ont existé jusqu’à ce que le Dieu unique ne devienne la croyance majoritaire de l’empire ! Les Dieux celtes suivront. Moi-même, je n’existe que parce qu’un petit garçon, un futur roi, croit en moi.
Elle s’approcha de Zoé.
− Les Dieux, les fées, les anges et les démons, se nourrissent d’une force colossale et inégalée à l’échelle de l’univers.
Elle fit encore un pas et murmura :
− L’imagination. La capacité à tisser, créer, projeter de l’imaginaire. L’imagination s’affranchit du temps et de l’espace. Elle peut ériger des civilisations et les détruire. Elle fait et défait les Dieux.
Elle désigna du doigt Ygerne dont le regard était toujours plongé dans la contemplation du ciel.
− Pourquoi regarder les étoiles lorsque le désespoir nous enserre ?
− Je… je ne sais pas, bredouilla Zoé.
− Pour s’en détourner. Pour se sentir minuscule face à l’immensité de l’univers. Car si notre vie est minuscule, alors nos peines le sont aussi.
Sur la berge, Ygerne se releva et retourna au campement.
− Mais surtout pour se projeter vers l’avenir, compléta la Dame du Lac. Ce menton tourné vers le ciel, c’est l’étincelle de l’imagination naissante. Le corps ne bouge plus, l’esprit avance.
Elle se tut. Zoé essayait de noter des mots clefs, mais encore une fois la Dame du Lac parlait trop vite.
− La clef serait donc « l’imagination » ? Puisque l’imagination renait après le désespoir, ça signifie que c’est l’absence d’imagination qui crée les crises ?
− Ce n’est pas ce que j’ai dit. L’imagination est une force neutre, on peut l’utiliser pour construire comme pour détruire. Les pires tyrans s’imaginent bien empereurs… L’imagination ne disparait pas, durant les crises. Elle est simplement utilisée d’une autre manière, pour d’autres desseins.
− Ce n’est donc qu’un nouvel élément de mon équation, maugréa Zoé.
Un troisième upwelling la frappa. Cette fois, ce fut vraiment violent. Un air de musique qu’elle affectionnait beaucoup lorsqu’elle était petite lui resta en tête. Elle referma précipitamment son cahier et consulta son téléphone portable. Il lui restait quatre minutes pour rejoindre la zone de plongeon. Elle s’empressa d’enfiler son sac à dos.
− Votre époque vous rappelle, constata la Dame du Lac.
− En effet. Merci, Madame. Vous m’aurez été d’une grande aide. Une dernière chose me tracasse, cependant…
− Dites-moi.
− Comment parvenez-vous à me voir ?
La Dame du Lac posa une main sans substance sur l’épaule de la jeune femme.
− Quand vous reviendrez dans votre temporalité et que vous aurez trouvé la réponse à toutes vos questions, vous devrez vous battre contre celles et ceux qui ne lèvent plus le nez vers les étoiles. Vous et moi, nous ne sommes finalement pas si différentes.
Elle retira sa main, non sans se départir de son sourire.
− Nous sommes les sorcières de notre temps.
Le retour va être extrêmement éprouvant. Zoé est épuisée. Avec l’affaiblissement, les risques augmentent. Que feriez-vous à sa place ?
1- Prendre dix minutes pour souffler et s’étirer avant de retourner en 2020. Le voyage sera surement moins douloureux.
2- Rentrer directement, mais prendre une demi-heure pour se reposer une fois rentrée à Paris. Si le temps presse, il n’est pas question de se mettre en danger.
3- Rentrer directement, mais replonger sans repos. Risqué, mais nécessaire si elle veut avoir le temps de récolter assez d’informations avant le lever du jour. On ne peut pas arrêter le temps éternellement.
4- Rentrer directement, et ne pas effectuer son dernier plongeon. Tant pis pour Néandertal, elle essaiera de se débrouiller avec ce qu’elle a.
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